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pour qui le voit de haut, et tu ne prévois pas ce que tu vas apprendre.

— Sans doute encore des horreurs ?

— Peut-être.

— Des crimes ?

— Me prends-tu pour un mélodramaturge ?

— Tu dois être pourtant l’Apollon de ces messieurs ?

— Je suis le roi du mal, baron ; je laisse le mauvais à l’esprit humain.

— Tu ferais pourtant un véritable homme de lettres, car tu as la plus haute de leurs qualités : la vanité.

— Je n’ai que celle de mal faire. Qu’ils la prennent, et ils la justifieront aussi bien que moi.

— Tu fais toujours de l’esprit, mons Satan.

— Tu vois bien que je ne suis pas un faiseur de mélodrames.

— Assez, s’il vous plaît, reprit le baron, et commençons.

— Voici, reprit Satan.

Et il commença :


XXVII

MADAME DE MARIGNON.


Elle est la fille d’une certaine madame Béru. Pour comprendre la fille, il faut connaître la mère. Madame Béru était la femme de M. Béru. Pour bien comprendre la femme, il faut connaître le mari. M. Béru était violon à l’Opéra ; c’était un homme d’un immense talent. Cependant il n’était pas artiste, l’artiste n’existait pas encore à cette époque. Quand le musicien ne dînait pas en 1772, c’est qu’il n’avait pas le sou. Quelquefois il riait de sa misère, souvent il en enrageait ; mais il ne s’en drapait jamais pour se poser en victime hautaine. L’art, ce dieu voilé que tous vos grands hommes font à leur image, n’avait pas encore une religion et des martyrs. Béru était un grand violon, et il s’était longtemps crotté à courir le cachet, sans s’inventer un génie aux ailes de flamme qui portât sa pensée au-dessus de la boue des ruisseaux où il pataugeait avec des souliers percés. Il avait un habit troué, et non un magnifique haillon. Son violon était son violon et son gagne-pain, et non la voix divine par laquelle il confiait son âme à la foule, ni l’aliment immortel qui le nourrissait d’un rayon d’harmonie dérobé au concert des anges. Si la perruque de Béru était en désordre, ce n’était pas que le délire l’eût échevelée, c’est que le perruquier du