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reur parmi les femmes. Se trouvant sans engagement, il est venu à Paris après avoir passé par Toulouse, où nous avons fait de fameuses bombances ensemble. Il était à peine parti que je reçois une lettre d’un vieux farceur d’ami, un ancien militaire de l’empire, qui était à Toulouse avec le maréchal Soult. Il m’invitait à venir me regoberger dans son château du Taillis, près de Caen, en m’annonçant qu’il avait une nièce et une petite-nièce à marier avec deux millions de dot.

— Deux millions de dot ! reprit Luizzi.

— C’est une drôle d’histoire, allez ! reprit Ganguernet en riant.

— Je le crois, mais n’embrouillons pas la première.

— Voici. J’ai écrit sur-le-champ à monsieur mon fils pour lui faire part de l’aventure. « En nous entendant bien, lui ai-je dit, tu auras une des donzelles ; c’est une excellente farce à jouer à mon ami Rigot. » Il n’y avait qu’une difficulté, c’est que monsieur mon fils s’appelait Gustave tout court, et que Rigot est un trop vieux chenapan et d’une famille trop peuple pour ne pas vouloir un homme comme il faut et d’un grand nom pour sa nièce ou sa petite-nièce.

— Voilà qui m’étonne ! repartit le baron.

— Bah ! fit Ganguernet ; chacun veut sortir de sa crasse par lui ou par les siens. Il en est de cela comme des femmes galantes, elles élèvent presque toujours bien leurs filles.

— Vous croyez ? dit Luizzi en riant.

Ganguernet boursoufla ses joues et repartit d’un ton mélodramatique :

— Connaissant les écueils, elles savent sauver les autres du naufrage.

— C’est possible ; mais où votre fils a-t-il pris son nom ?

— Voici. Quand il reçut ma lettre, il était en train d’engagement avec le théâtre de l’Opéra-Comique. Il y a dans ce théâtre un individu bien extraordinaire, un chef de claqueurs.

— Il y en a partout.

— C’est que celui-là est à part, c’est tout simplement le marquis de Bridely.

— Le marquis de Bridely, de Toulouse ?

— Le dernier des quatre fils de ce marquis de Bridely dont vous venez de parler. À l’époque de la révolution il était dans un séminaire. Il jeta la soutane aux orties ; et, tandis que son père et ses trois frères allaient à l’armée de Condé, il s’engageait bravement dans les armées républicaines. Son père et ses trois frères ayant été tués, il est devenu marquis de Bridely, mais pas autre chose. Il est resté simple soldat tant que ça peut s’étendre. Brave comme un lion, il a gagné la croix à Austerlitz ; mais il n’a jamais pu attraper le grade de caporal, attendu qu’il se grisait qua-