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intime de cette interruption. Luizzi y supposa de l’humeur. Ce beau Charles, si complétement obéissant aux moindres signes de madame Dilois, était, selon la pensée d’Armand, un amant, ou pour le moins un amoureux ; l’apparition d’un élégant baron avait dû l’alarmer, et Luizzi attribuait à la crainte que pouvait inspirer sa personne la colère qu’il avait cru voir dans les paroles du commis. Luizzi se trompait : c’était l’âme du marchand qui avait parlé dans cette interruption. Devant un homme qui venait pour faire un marché de ses laines, il était inutile de dire combien on pouvait les revendre. Voilà ce que voulait dire Charles.

Bientôt madame Dilois arriva. Luizzi put la regarder de plus près : c’était une charmante créature, et le cadre où elle était placée faisait encore mieux ressortir les rares perfections de sa personne. Grande, svelte, fragile, ayant des yeux languissants recouverts de longues paupières brunes, voile voluptueux qu’il semble que la forte main de la colère peut seule relever entièrement ; laissant voir à plaisir des pieds effilés, des mains blanches aux ongles roses, elle avait l’air si étrangère parmi les rudes figures de ses ouvriers et les physionomies registrales de ses commis, que Luizzi eut le droit de penser que madame Dilois était une charmante fille descendue d’une noblesse indigente à une opulente mésalliance. Il prit donc avec elle un ton d’égalité qui parut, aux yeux du vaniteux baron, la plus adroite des flatteries.

Sans répondre autrement que par un sourire gracieux aux lieux communs de sa politesse, madame Dilois pria le baron de vouloir bien la suivre, et, ouvrant une porte dont elle tira la clef de la poche de son tablier, elle l’introduisit dans une pièce séparée. L’aspect, les mouvements, la langueur de cette femme étaient tellement amoureux, que le baron s’attendait à un boudoir bleu et parfumé, enfermé dans la poudreuse enceinte des bureaux comme une pensée d’amour au milieu des préoccupations arides des affaires. Le boudoir était encore un bureau. Le demi-jour qui y régnait venait de la mousseline de poussière entassée sur les carreaux à travers lesquels on voyait encore les épaisses barres de fer qui protégeaient la croisée. Un bureau noir, une caisse de fer à triple serrure, un fauteuil de bureau en maroquin, un cartonnier, quelques chaises de paille, tel était l’ameublement de cet asile que Luizzi s’était figuré si suavement mystérieux. Sans doute cet aspect aurait dû détruire la belle illusion de Luizzi ; mais, à