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« J’acceptai, Armand. La première bonne action de ma vie que j’aie pu faire me valut mon premier malheur. J’avais quinze ans, j’étais belle ; on ne me supposa pas à quinze ans la charité qu’avait eue pour moi une femme de soixante, et parce qu’on ne voulut pas me reconnaître un peu de vertu, on m’accusa d’un crime. J’avais dit que je serais la mère de cette enfant, on m’en fit véritablement la mère.

« Heureusement, un honnête homme qui demeurait dans la maison où j’étais logée savait mieux que personne que la vie que j’avais menée rendait cette faute impossible. Il brava tous les propos tenus sur mon compte et m’honora de son nom. Mon père, qui avait appris enfin mon existence, le paya de ce service, autant qu’un pareil service peut se payer, en m’assurant une dot très-considérable. Je vécus ainsi pendant quelque temps, heureuse et presque considérée, ou plutôt oubliée par la calomnie.

« Un autre événement bien extraordinaire amena ou plutôt prépara mon malheur. Le père de ma jeune sœur, dont j’ignorais le nom, le père de cette enfant que j’aimais comme ma fille, malgré tout ce qu’elle m’avait apporté de chagrins, son père avait jeté autrefois le désordre dans une autre famille que celle de ma mère ; et la noble étrangère qui m’avait déjà confié une orpheline m’apprit qu’un jeune homme, abandonné comme j’avais été abandonnée, comme ma sœur l’avait été, languissait presque dans la misère. Moi, qui savais ce qu’il y a d’horreur dans cette vie isolée qui ne s’appuie à aucune affection, je voulus venir aussi à son secours ; je lui ouvris la maison de mon mari, je lui fis une position honorable, je lui donnai une famille. Cette seconde bonne action fut la cause de mon second malheur. Un homme qui eût dû me remercier de ce que j’avais fait, un homme qui eût dû me dire : Merci pour moi de ce que vous avez fait pour cet infortuné ! cet homme jeta inconsidérément des propos trop cruels sur le murmure public, qui déjà me reprochait mon protégé. Une affreuse plaisanterie lui échappa, et l’orphelin que j’avais sauvé me fut donné pour amant. Mon mari l’apprit ; son honneur outragé, sa colère ne demanda aucune explication ; il provoqua ce jeune homme et le tua ; quelques jours après il était détrompé, et demandait compte au calomniateur de l’honneur de sa femme et du sang qu’il avait versé… »


À ce passage de la lettre de madame de Farkley, Luizzi