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été. On tue l’amant d’une femme qui nous trompe, on peut tuer l’amant dont le souvenir nous est odieux ; mais ce que l’on ne tue pas, Madame, c’est une réputation perdue, c’est une vie que je ne dirai pas coupable, mais égarée. Comprenez-vous l’horreur d’un amour absolu et qui s’est donné tout entier, en face d’un amour que le passé vous dispute par lambeaux, et dont celui-ci, celui-là, dix, vingt, trente amants, peuvent réclamer chacun une part ? Ce serait un supplice de l’enfer, Madame, un supplice devant lequel j’ai préféré votre haine.

Madame de Farkley était pâle et tremblante pendant que Luizzi parlait ainsi ; il s’en aperçut et reprit plus doucement :

— Je vous semble bien brutal, n’est-ce pas ? et certes je l’eusse été moins si je vous avais aussi peu estimée que le font tant d’autres, si je n’avais vu en vous qu’une femme qui ne mérite qu’un amour de quelques jours, si je n’avais été dominé par ce charme inouï qui vous entoure et qui dans ce moment m’égare au point de me faire dire des choses que vous ne devriez pas entendre.

Tandis qu’il parlait ainsi, madame de Farkley regardait Luizzi avec une joie craintive et un ravissement auxquels elle semblait ne pouvoir échapper. Enfin elle fit un violent effort et répondit au baron :

— Armand, ne me trompez-vous pas ? Armand, songez que vous tenez dans vos mains la dernière espérance d’une vie qui a été toute de malheurs ; Armand, songez que me tromper c’est m’assassiner ; Armand, répondez-moi comme vous répondriez à Dieu, m’aimez-vous comme vous le dites ?

Le baron, qui venait de jouer assez passionnément sa comédie, ne fut pas fâché de savoir au juste comment Laura jouerait la sienne. Il lui répondit avec une sublime exaltation :

— Oui, Laura, oui, c’est ainsi que je vous aime, c’est une passion d’insensé ! une passion de l’enfer !

— Non ! s’écria Laura, c’est le ciel qui vous l’a inspirée, Armand. Cet amour, c’est une expiation ; et cet amour sera un bonheur, car vous n’aurez pas à en rougir.

À cette parole, Luizzi eut toutes les peines du monde à ne pas faire la grimace ; il se remit dans son fauteuil, s’attendant à une histoire bien romanesque d’où madame de Farkley sortirait blanche comme une colombe. Mais, au lieu de continuer, madame de Farkley s’arrêta soudainement :

— Pas ce soir, Armand, pas ce soir ! dit-elle avec un doux