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demande pardon du fond de mon cœur de vous le répéter… Vous m’avez dit : Je suis une femme perdue…

Ce mot que madame de Farkley avait prononcé dans l’amertume de sa colère, ce mot, lui venant par la bouche de Luizzi, la fit pâlir. Il s’en aperçut, et en fut touché ; il se rapprocha d’elle, mais elle l’arrêta d’un léger signe de la main et lui dit d’une voix étouffée :

— Ce n’est rien, continuez.

— Eh bien ! Madame, reprit Luizzi comme un homme qui se fait violence pour parler, ce mot vous explique ma conduite.

— Oui, dit Laura tristement, je comprends votre mépris, et cependant il est rare qu’un homme en frappe si cruellement une femme, quelle qu’elle soit, surtout quand cette femme ne lui a fait aucun mal.

— Oh ! ce n’est pas cela, Madame, reprit Luizzi.

Et à ce moment, s’éprenant de la pensée qui le guidait au point de parler avec un accent plein d’émotion, il continua :

— Ce n’est pas cela, Madame, qui m’a fait vous outrager ; ce qui m’a rendu si grossier, si indigne, si cruel, c’est que j’ai senti que j’allais vous aimer.

— Vous, s’écria Laura, qui ne put contenir l’expression d’une anxiété pleine d’espérance, vous ! m’aimer ?

— Oui, Madame, reprit Luizzi s’exaltant dans l’action de sa comédie, oui, et vous devez comprendre qu’au moment où j’ai senti naître en moi cet amour, j’ai dû avoir peur, comme vous l’avez dit ; car, comme vous l’avez dit aussi, vous êtes perdue ! Et cependant vous êtes belle, Madame, d’une de ces beautés puissantes qui égarent l’imagination ; vous portez en vous un de ces attraits inexplicables qui font que les hommes se couchent à vos pieds comme des esclaves ; vous êtes une de ces femmes pour qui il me semble qu’on doit pouvoir perdre sa vie, plus encore, son honneur et sa réputation. Voilà comme vous m’êtes entrée à la fois dans le cœur et dans la pensée, comme une femme perdue et comme une femme que je pourrais adorer jusqu’à l’oubli de tout. Eh bien ! Madame, à l’heure où je me suis senti encore le pouvoir de le faire, j’ai reculé devant cet amour, il m’a épouvanté. La seule atteinte que j’en ai éprouvée m’a donné par avance l’idée des souffrances qu’il me ferait endurer lorsque je lui aurais donné toute ma vie à éteindre. Un pareil amour, Madame, doit être odieusement jaloux ; car je sens qu’il l’a déjà été : non pas jaloux de l’avenir et du présent, mais jaloux du passé, jaloux de ce qu’aucun pouvoir au monde, pas même celui de Dieu, ne peut empêcher d’avoir