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blait pas un grand crime. La seule chose qu’il regretta d’elle, c’était l’amusement de sa défaite. Dans tous les combats qu’il eut à supporter en ce grand jour, il n’y eut que l’égoïsme d’engagé contre la vanité. Cependant il triompha de ses regrets, mais seulement parce qu’il imagina qu’il y avait bien plus de fanfare à faire à n’avoir pas eu cette femme qu’à l’avoir eue. À neuf heures trois quarts il sortit de chez lui ; et, comme dix heures sonnaient, on annonça monsieur le baron Luizzi chez madame de Marignon.

Il est impossible de rendre l’effet que produisit son entrée à cette heure : tous les regards se portèrent d’abord sur la pendule, et saluèrent ensuite Luizzi de l’applaudissement le plus flatteur. Toutes les femmes l’accueillirent avec une grâce et des prévenances inouïes. Madame du Bergh poussa l’admiration pour ce trait d’héroïsme jusqu’à lui présenter son fils, M. Anatole du Bergh. Madame de Marignon tendit la main au baron, et lui demanda presque pardon de la lettre qu’elle lui avait écrite. Mademoiselle de Marignon, qui jamais n’avait adressé la parole à Luizzi, le consulta avec une familiarité charmante sur de nouveaux albums qu’on lui avait envoyés. Quant à madame de Fantan, elle engagea Luizzi à vouloir bien l’honorer de ses visites. Cette invitation calma un peu l’humeur de M. de Mareuilles, épouvanté du succès qu’il avait ménagé à son ami Luizzi ; il en prit occasion pour lui dire tout bas :

— Mademoiselle de Fantan est une très-jeune personne qui est fort belle et qui sera fort riche ; prenez bonne note de ceci.

L’enivrement de Luizzi fut tel, que deux heures s’écoulèrent pour lui sans qu’il sentît autre chose que la joie de son succès ; jamais il ne porta plus haut la tête et la parole. Durant ces deux heures, il fut véritablement le roi de la conversation chez madame de Marignon ; il eut de la verve, de l’esprit, des mots heureux, et à minuit il quitta, superbe, triomphant, et plein de bonne opinion de lui-même, ce salon dont la veille il était sorti presque furtivement et avec un remords. C’est que la veille il avait tenté de lutter avec le monde pour une femme que le monde avait réprouvée, et que ce soir-là il venait de livrer cette femme au monde avec une honte de plus. Ceci explique peut-être pourquoi l’homme est un méchant animal, comme dit Molière. Les quelques minutes qui séparaient la demeure de Luizzi de celle de madame de Mari-