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« — Qu’est-ce que ça fait quatre mille écus ?

« — Cela fait douze mille francs.

« — Douze mille francs ! c’est un beau denier. Et combien qu’on a de rentes avec douze mille francs ?

« — Six cents francs.

« — Six cents francs ! dit le paysan en réfléchissant et en ayant l’air de calculer. Ça fait-il trois francs cinq sous de rente par jour ?

« — Non. Trois francs cinq sous de rente par jour font à peu près douze cents francs de rente par an, repartit Firion, qui n’avait pas gagné tous ses millions sans avoir une certaine habitude des calculs.

« — Eh bien ! dit le paysan, trois francs cinq sous de rente par jour, douze cents livres par an, combien faut-il d’argent pour cela ?

« — Vingt-quatre mille francs.

« — Si vous avez vingt-quatre mille francs, je suis votre homme.

« — Est-ce dit ?

« — C’est dit.

« — Alors suis-moi tout de suite chez le médecin.

« — Qu’est-ce que vous voulez dire avec votre médecin ?

« — Mon bon ami, je ne veux pas acheter chat en poche, et, comme tu seras obligé de passer à la visite du conseil de recrutement, je ne veux pas qu’on te refuse pour quelque vice de conformation que je ne connais pas.

« — C’est pour ça, dit le manant. Allons, allons, je suis un honnête homme, de cœur et de corps, entendez-vous ? et je n’ai rien à cacher, rien du tout.

« — J’en suis enchanté, dit Firion ; allons, viens. »

Et, sans autre explication, Firion emmena le manant devant le médecin le plus célèbre des eaux.

À ce moment, le Diable s’arrêta et dit à Luizzi :

— Tu ne m’interromps plus.

— C’est qu’il me semble que je comprends, dit Luizzi, et que je n’ai pas besoin de supplément d’explication.

— Eh bien ! que comprends-tu ?

— Mons Satan, répondit Luizzi, il y a de ces choses que le Diable peut raconter ou penser, mais qu’un homme du monde serait fort embarrassé de dire en bons termes. Toutes les choses que tu me racontes sont d’ailleurs si extraordinaires !

— Extraordinaires ! En quoi ? dit le Diable. La seule chose extraordinaire, c’est que cela ne se passe pas toujours ainsi ; c’est qu’un père de famille ne prenne pas pour sa fille les précautions que l’État prend pour ses régiments. Tu me rappelles à ce propos une pièce du plus honnête homme de votre littérature, jouée il y a quelques mois[1]. Il a voulu mettre une scène pareille au théâtre ; tous les bégueules du parterre ont outrageusement sifflé la scène comme immorale. J’ai dit tous, car,

  1. Le Faux Bonhomme, de M. Lemercier