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et rachitique ; Firion s’éloigna immédiatement ; le second était gros, court, robuste, mais ignoblement sale et pauvre ; le troisième était un vieillard de soixante ans. Firion passa rapidement. Il allait se diriger d’un autre côté, lorsqu’il aperçut un superbe jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui travaillait avec une ardeur qui annonçait une vigueur peu commune et qui chantait ; sa voix promettait une poitrine largement développée. Après l’avoir considéré en silence, Firion, qui venait de quitter sa fille, s’approcha de lui et lui dit…

— Comment ! s’écria Luizzi, pris à la gorge par l’outrecuidance de la position, comment ! il lui dit…

— Vous êtes un imbécile ! reprit le Diable. Vous oubliez que Firion était un homme d’esprit. Firion dit au beau goujat :

« — Mon bon ami, voulez-vous être remplaçant ?

« — Remplaçant de qui ? dit le jeune homme.

« — Remplaçant d’un de mes neveux qui est frappé par la conscription.

« — Merci, merci ! répondit l’autre ; je me trouve exempt comme fils de femme veuve, et je n’ai pas envie d’aller faire pour un autre le métier qui m’aurait déplu pour mon propre compte. D’ailleurs, vous trouverez assez de jeunes gens dans le pays disposés à faire votre affaire.

« — Pardieu ! dit Firion, ce sera difficile, parce que mon neveu est un très-beau garçon, et que le gouvernement veut absolument qu’on lui rende des hommes d’une qualité égale à celle des hommes qu’on lui enlève.

« — Ma foi, dit le goujat en se rengorgeant et en se posant sur la hanche, ce sera difficile comme vous dites, et je crois que ça vous coûtera cher.

« — Oh ! dit Firion, le prix n’y fait rien : je payerais bien un garçon comme toi mille écus.

« — Je crois bien ! dit le paysan en prenant sa bêche et en se remettant au travail : excellente précaution pour écouter sans avoir l’air de vouloir entendre. Je crois bien ; il y a une vieille veuve dans le pays qui me reconnaîtrait plus que ça en mariage, si je voulais devenir le remplaçant du défunt.

« — Bon ! dit Firion, je me suis trompé, ce n’est pas mille écus que je voulais dire, c’est deux mille écus.

« — Votre neveu a un bon oncle, dit le paysan en se baissant jusqu’à terre et en sifflotant un petit air qui semblait ne pas être de la circonstance.

« — Trois mille écus ! dit Firion.

« — Ça pourrait bien aller à ce grand rouge qui est de l’autre côté du chemin.

« — Quatre mille écus ! » dit Firion.

Le paysan se releva sur sa bêche, et dit alors d’un air dont il ne fut plus le maître :