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pour vous en réjouir ; soit, monseigneur, voici un coin de ton histoire.

Que Dieu nous garde toutefois de deux choses que le monde pourrait nous pardonner, mais que nous ne nous pardonnerions pas : qu’il nous garde de mensonge et d’immoralité ! Le mensonge, à quoi bon ? La vie réelle n’est-elle pas plus insolemment ridicule et vicieuse que nous ne saurions l’inventer ? L’immoralité, les petits et les grands s’en repaissent à l’ombre de leur solitude ; les femmes du monde et les grisettes se pâment au livre immoral que l’une cache dans son boudoir, l’autre dans son galetas ; et, lorsque leur conscience est à l’abri avec le volume sous un coussin de soie ou dans une paillasse de toile, elles jettent l’insulte et le mépris à qui a causé un moment avec elles de leurs plus douces infamies. Toutes les femmes agissent vis-à-vis d’un livre immoral comme la comtesse des Liaisons dangereuses vis-à-vis de Préval : elles s’abandonnent à lui tout entières… puis sonnent leur laquais pour le mettre à la porte comme un insolent qui a voulu les violer. Que Dieu nous garde donc, non pas d’être coupables, mais d’être dupes ! Être dupes, c’est la dernière des sottises à une époque où le succès est la première des recommandations. Ce que nous vous dirons sera donc vrai et moral ; ce ne sera pas notre faute si cela n’est pas toujours flatteur et honnête.

Cependant, malgré les desseins de Luizzi, les récits de son esclave commencèrent plus tôt qu’il ne pensait. Malheur à qui l’enfer accorde le pouvoir d’arracher aux choses humaines le voile des apparences ! il n’a pas de repos qu’il n’ait tenté cette dangereuse épreuve. Deux fois malheur à celui qui a succombé une fois à cette tentation ! Il trouve la soif dans la coupe où il croyait se désaltérer. Du reste, le besoin qui naît de l’aliment même qu’on lui donne m’a été admirablement exprimé par un ivrogne à qui j’offrais, en croyant le railler, d’essayer encore de quelques bouteilles de bordeaux, et qui me répondit candidement :

— Je le veux bien ; car je ne connais rien qui altère comme de boire.

Toutefois ce ne fut pas un désir bien ardent qui poussa Luizzi à demander cette première gorgée du poison dévorant que le Diable lui versa ensuite avec tant d’abondance. Une aventure qu’il était bien loin de prévoir détermina cette curiosité qu’il croyait sans danger et qui le mena si loin.