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vous le dire, une autorité suffisante pour que vous ayez cru pouvoir vous dispenser de ce devoir. Assurément, l’artiste que vous avez amené sans m’en prévenir est un homme d’un immense talent ; mais il y a des convenances au-dessus de tous les mérites, il y en a aussi au-dessus de tous les noms, et, quoique le vôtre soit illustre, monsieur le baron, il ne l’est pas assez pour vous affranchir de celles que le monde impose à tous ceux qui cherchent à s’y faire respecter. Je ne m’explique pas davantage. Pardonnez à une femme, qui par son âge pourrait être votre mère, de vous donner des conseils dont votre jeunesse a besoin, et veuillez croire à la sincérité des regrets que j’éprouve de ne plus pouvoir vous compter au nombre des personnes qui veulent bien honorer mon salon de leur présence. »

Lorsque Luizzi lut cette lettre qui lui donnait un congé si formel, il bondit dans son lit, en poussant les exclamations les plus extravagantes.

— Ah çà, se disait-il, est-ce que je deviens fou ou stupide ? qu’est-ce que c’est que ce chanteur que j’ai mené chez madame de Marignon ? En quoi ai-je manqué aux convenances, de façon à me faire chasser (car on me chasse) de chez elle ? Est-ce pour avoir été m’asseoir à côté de madame de Farkley ? cette femme est donc une fille publique, et je suis son jouet ? c’est se compromettre que de la regarder, que de lui parler ? Ah ! je veux avoir le cœur net de tout ceci.

Après cette réflexion, il chercha une plume pour répondre à madame de Marignon ; mais, au moment où il commençait sa lettre, il se prit à penser que l’impertinence qu’on venait de lui faire méritait une sévère leçon :

— On me fait honte de m’être assis à côté de madame de Farkley, on la chasse et on me chasse ; eh bien, pardieu ! je veux apprendre à madame de Marignon que, lorsqu’on fait son amie intime d’une madame du Bergh et d’une madame de Fantan, on devrait être moins scrupuleuse sur le compte des gens qui se présentent chez vous.

Et se montant sur cette idée, il ajouta encore :

— Et madame de Marignon elle-même, quelle est-elle ? d’où vient-elle ? quelle est sa vie ? Il faut que je le sache à l’instant même, et que ce soit elle qui me demande en grâce de lui faire l’honneur de rentrer chez elle.

Et sur ce, Luizzi fit sonner sa sonnette, et le Diable parut aussitôt.