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— C’est vous que j’ai eu le plaisir de voir chez madame de Marignon ?

— Oui, Madame.

— Mais savez-vous bien, Monsieur, que vous avez été précédé ici par une réputation colossale ?

— Moi, Madame ? et à quel titre, mon Dieu ? Je suis l’homme le plus obscur de France.

— Obscur, parce que vous êtes discret, Monsieur ; car il vous est arrivé, dit-on, des aventures qui auraient suffi pour mettre un homme à la mode, si elles n’étaient datées de Toulouse.

— En vérité, Madame, je n’ai aucune envie de me rappeler le passé quand je suis près de vous.

— En vérité, Monsieur, vous êtes ingrat envers le passé ; car on m’a assuré qu’il est difficile de rencontrer une personne plus complétement belle que cette pauvre marquise du Val, et une femme plus charmante que la petite marchande, Madame… Madame… comment l’appeliez-vous ?

— Je puis vous jurer que ces souvenirs n’ont rien de bien flatteur, et que, ne fussé-je pas près de vous, je voudrais encore les oublier.

— Voilà qui est mal, Monsieur, et en quoi les hommes manquent tout à fait de justice et de générosité. Je ne pense pas qu’une liaison doive être éternelle ; qu’un homme que des intérêts graves, une grande ambition, peuvent entraîner loin d’une femme qu’il a aimée, doive lui garder une inaltérable fidélité d’amour. C’est impossible. Mais du moment qu’il ne l’aime plus ou qu’il en est séparé, qu’il se fasse son ennemi ou son détracteur, voilà ce qui me semble odieux et méprisable.

— Ce sont des crimes dont je ne suis pas coupable, dit Luizzi, et je vous proteste que personne ne professe un plus profond respect pour les deux femmes dont vous venez de parler.

— Ah ! voici une autre sorte de ridicule, repartit madame de Farkley en se jetant doucement en arrière pour s’appuyer ensuite plus doucement sur le bras de Luizzi et lui faire sentir cette frêle élasticité de son corps qui se pliait et se tendait à chaque pas par un mouvement d’un abandon et d’une volupté indicibles.

— Que voulez-vous dire, Madame ? une autre sorte de ridicule ? y en a-t-il donc à respecter des femmes qui méritent de l’être ?

Madame de Farkley se pencha vers Luizzi de manière à ce que ses deux bras fussent passés dans le sien, et marchant ainsi, la poitrine appuyée à son épaule, elle lui dit presque dans l’oreille :

— Vous êtes un enfant, baron.

Cette parole fut prononcée de ce ton de supériorité séduisante qui, dans la bouche d’une femme comme madame de