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mages insultants de rivaux qui parleront debout à celle que vous regardez à genoux, qui lui tiendront de joyeux propos, légers, insouciants et qui la feront sourire, quand vous tremblerez en lui parlant, si vous osez lui parler. Non, non, ne venez pas à Paris, si un son harmonique du cantique éternel des anges a vibré dans votre cœur ; ne jetez pas à la foule le secret de ces délires poignants où l’âme pleure toutes les joies qu’elle rêve et qu’elle sait n’être qu’au ciel : vous aurez pour confidents des critiques qui mordront vos mains tendues en haut, et des lecteurs qui ricaneront de vos croyances qu’ils ne comprendront pas. Non, mille fois non, ne venez pas à Paris, si l’ambition d’une sainte gloire vous dévore ! Si puissant que vous soyez, ne venez pas à Paris : vous y perdrez plus que vos espérances, vous y perdrez la chasteté de votre intelligence.

Votre intelligence ne rêvait en effet que les belles préoccupations du génie, le chant pur et sacré des bonnes choses, la sincère et grave exaltation de la vérité : erreur, jeunes gens, erreur ! Quand vous aurez tenté tout cela, quand vous aurez demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d’un trivial écrivain, aux folies hystériques d’un barbouilleur de papier, aux récits effrayants d’une gazette criminelle ; vous verrez le public, ce vieux débauché, sourire à la virginité de votre muse, la flétrir d’un baiser impudique pour lui crier ensuite : Allons, courtisane, va-t’en ou amuse-moi ; il me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes ; as-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux, d’effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles à me raconter ? alors parle, je t’écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse ou gangrenée ; sinon, tais-toi, va mourir dans la misère et l’obscurité. La misère et l’obscurité, entendez-vous, jeunes gens ? la misère, ce vice puni par le mépris ! l’obscurité, ce supplice si bien nommé ! l’obscurité, c’est-à-dire l’exil loin du soleil, quand on est de ceux qui ont besoin de ses rayons pour que le cœur ne meure pas de froid ! la misère et l’obscurité ! vous n’en voudrez pas, et alors que ferez-vous, jeunes gens ? vous prendrez une plume, une feuille de papier, vous écrirez en tête : Mémoires du Diable, et vous direz au siècle : Ah ! vous voulez de cruelles choses