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teste, il sera satisfait. Mille autres me font une cour assidue dont je rougis pour moi et pour eux, car aucun n’éprouve ce véritable amour qui part du cœur pour s’adresser au cœur : il y a chez tous une raison honteuse ou frivole de m’aimer. Mais si j’étais une pauvre fille sans fortune, alors sans doute je rencontrerais un homme qui ne serait touché que de moi seule. Oh ! que les misérables sont heureux ! ils sont sûrs de l’affection qu’ils inspirent. »

Nathalie continua longtemps sur ce ton, et pour la première fois Firion, désarçonné par le caprice de sa fille, ne put pas lui répondre : Je te l’achèterai. Toutefois il espéra que ce caprice passerait comme la plupart de ceux qu’il avait satisfaits. Mais c’était une nouveauté pour Nathalie, que de désirer longtemps quelque chose : elle s’entêta donc dans sa manie, et bientôt elle fut sérieusement prise d’un véritable dégoût du monde. Sa santé s’altéra, sa vie fut un moment en danger. M. Firion, qui avait mis en elle toutes ses espérances, tout l’avenir de sa richesse, Firion, qui avait caressé pour sa fille des rêves de grande dame, oublia tout pour la sauver ; et, pour la sauver, il se prêta autant que possible à sa manie de se faire aimer pour elle-même. En conséquence, il la conduisit secrètement aux eaux de B…, et là, sous le nom de Bernard, il se logea dans une modeste maison. Ils n’avaient ni chevaux ni livrée. Une seule femme servait le père et la fille ; ils sortaient à pied, modestement vêtus, et, si quelque élégant de Paris les eût rencontrés, il eût hésité à les reconnaître. Du reste, personne ne les remarquait, et ce que Firion avait cru très-propre à guérir sa fille ne fit qu’aggraver son mal.

« — Voyez ! lui disait-elle ; vous avez sous les yeux la preuve de la fausseté de tous ceux qui me poursuivaient de leurs hommages. Je ne suis ni moins belle ni moins bonne que je l’étais à Paris, et personne ne me fait plus la cour parce que je ne suis plus riche. Oh ! que c’est un affreux malheur d’avoir un cœur fait pour aimer et de ne trouver personne pour le comprendre ! »

Firion ne savait trop que répondre ; car sa fille, cette fois, avait cruellement raison. Cependant il guettait toutes les occasions de la produire, et, dès qu’un homme jetait un regard sur Nathalie, il en éprouvait une vive reconnaissance, il le saluait, lui souriait, l’agaçait. À la fin, il joua ce rôle si maladroitement qu’il fit dire sur son compte les choses les plus