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de la littérature sur le monde, qui avait fait de cette manie une rage, un délire, une fureur. Cependant la tristesse de Nathalie augmentait de jour en jour ; elle devint même si alarmante, que M. Firion s’en occupa très-sérieusement. S’il s’était fait une loi de satisfaire les moindres désirs de Nathalie dès qu’elle les avait exprimés, il y avait mis la précaution de ne jamais les deviner. Cette fois, cependant, il s’écarta de son système. Un soir, dans une fête splendide où Nathalie étincelante de beauté et de parure était entourée des hommages les plus soumis et les plus flatteurs, elle se laissa aller à éclater subitement en larmes et en sanglots ; puis elle se précipita dans les bras de son père en lui criant :

« Emmenez-moi d’ici ; sortons, sortons ! j’étouffe, je me meurs ! »

Cette esclandre épouvanta M. Firion, il craignit un amour violent excité par la jalousie. Il enleva sa fille et la porta à moitié évanouie dans sa voiture. Mais à peine Nathalie fut-elle seule avec son père, qu’elle se mit à arracher violemment sa couronne de fleurs ; elle détacha ses bijoux de jeune fille, déchira sa robe de mousseline de l’Inde, parure fort rare dans ce temps de blocus continental, et les foula aux pieds en répétant :

« — Ô malheureuse ! malheureuse que je suis !

« — Mais qu’as-tu ? que veux-tu ? lui dit son père vivement alarmé.

« — Je veux ce que vous ne pouvez me donner.

« — Qu’est-ce donc ?

« — Je veux être aimée pour moi-même ! » s’écria Nathalie en regardant son père d’un air triomphant.

Cette réponse abasourdit M. Firion, elle dérangeait tous ses calculs. Il est difficile d’acheter un cœur qui aime sans intérêt. On ne paye pas ce qui n’existerait plus du moment que cela se serait vendu. La diplomatie financière de M. Firion demeura sans présence d’esprit, et il tomba dans les lieux communs les plus ordinaires.

« — Comment peux-tu croire qu’on ne t’aime pas pour toi-même ? Tu es jeune et belle, tu as de l’esprit, de la fortune.

« — Et voilà ce qui fait que je suis si malheureuse ! répliqua Nathalie. Le fils du duc de… m’accable de ses soins, mais il n’aime en moi que les millions avec lesquels il pourra redorer son blason moisi. Le colonel V… m’adore. Je le crois désintéressé, mais il promènera sa femme avec le même sentiment d’orgueil que son uniforme de hussard. Pourvu qu’elle soit plus belle que la femme du général B… qu’il dé-