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robe, un tableau, une maison, ou même un objet appartenant à une personne étrangère. On avait souvent fait la guerre à M. Firion sur sa facilité, sans s’apercevoir que c’était une manie. À mesure qu’il s’était engagé dans cette espèce de lutte et qu’il avait trouvé plus de difficultés à tenir ses promesses, il s’y était intéressé. Il en était résulté que cet homme, qui n’avait presque jamais trouvé d’obstacles à l’accomplissement de ses désirs, s’était fait une occupation des peines que les caprices de sa fille lui suscitaient. Il aimait à raconter comment il les avait surmontées, à dire tout ce qu’il lui avait fallu d’habileté, d’esprit, de ruse, pour parvenir à se procurer tout ce qu’on avait exigé de lui. Il citait comme son chef-d’œuvre d’avoir enlevé à une vieille baronne allemande un carlin dont elle faisait ses délices. Un prince illustre, ayant appris cette négociation, lui offrit l’ambassade de Saint-Pétersbourg : Firion refusa. « Dites à Son Altesse, répondit-il, que je ne suis ni assez noble, ni assez pauvre, ni assez bête, pour faire un bon ambassadeur. » La carrière politique de Firion n’alla pas plus loin. Cependant, tandis qu’il s’endormait dans le ravissement que lui faisaient éprouver ses triomphes, Nathalie devenait pensive et triste. À la place de ces bizarres désirs qu’elle exprimait à tout propos comme pour mettre en jeu l’obéissance de son père, elle ne lui répondait plus que par de longs soupirs jetés au vent, de longs regards jetés au ciel, de longs hélas jetés au hasard : Nathalie avait seize ans. M. Firion s’alarmait et se réjouissait de cette préoccupation. Il s’en alarmait parce que sa fille s’alanguissait ; on voyait dans ses yeux des traces de larmes, dans sa pâleur des traces d’insomnie. Pour la première fois il y avait un chagrin dans cette âme jusque-là si innocemment tyrannique et volontaire. Était-ce un désir de mariage ? M. Firion l’espérait ; il s’attendait à voir sortir de cette tristesse une exigence bien extraordinaire qu’il se faisait fête de satisfaire. Sa fille eût-elle été éprise d’un prince, il calculait qu’il possédait assez de millions pour le lui donner. Eût-elle jeté ses vues sur un homme marié, il arrangeait un divorce qui pût rendre libre l’homme qu’elle avait choisi. Je te l’ai dit, c’était une manie qui s’était emparée de Firion ; et il en était venu à ce point de donner à sa fille ce qu’elle voulait, bien plus pour sa propre satisfaction que pour celle de Nathalie. Firion attendait donc et se préparait en silence. Il connaissait assez sa fille pour supposer qu’il n’aurait à vaincre que des