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phent les tailles fines et souples, les mains petites et effilées, les pieds menus et cambrés. On a fait beaucoup de contes sur les passions nées de toutes ces perfections secondaires, et qui finissent par rencontrer un visage disgracieux, désenchantement de leurs beaux rêves. Mais il y a un autre sentiment qui n’est possible qu’au bal de l’Opéra, c’est celui qu’éprouve un homme lorsque, après avoir détourné son attention d’une femme médiocre de visage, il découvre en elle des charmes qu’il n’avait pas remarqués. Autant elle était au-dessous des autres femmes dans un salon où l’éclat de la fraîcheur et la perfection des traits éclipsaient un teint sans pureté et un visage peu régulier, autant elle leur est supérieure quand elle se trouve dans ce bal de l’Opéra, où le regard, qui ne peut percer le masque, ne cherche que des beautés dédaignées ailleurs. Ce sentiment, Luizzi l’éprouva un peu. D’abord il remarqua un domino femelle qui s’arrêta soudainement à son aspect, et le considéra un moment. Ce ne fut que quelques secondes : le domino reprit sa marche et suivit le flot des promeneurs. Luizzi était à l’entrée du foyer de l’Opéra, et ce masque se promenait dans le corridor des premières loges. Armand le suivit des yeux, et admira d’abord sa taille flottante et gracieuse. Le masque se retourna pour voir Luizzi, et ce corps élancé et flexible se tordit doucement comme une corde de soie. Luizzi attendit que ce masque repassât pour mieux l’examiner. Il regarda les pieds de cette femme : ils étaient minces et élancés ; l’éclat de leur blancheur perçait le bas de soie noire dont ils étaient vêtus : ils se posaient, en marchant, avec une fermeté élégante ; le pied était à l’aise dans un soulier de satin, et le ruban qui tournait autour de la cheville ne faisait que montrer la rondeur fuselée du bas de la jambe. Cette femme fit plusieurs tours sous l’inspection du regard avide de Luizzi. Le doux balancement de sa démarche, l’élégance de sa taille, la distinction de tout cet ensemble, le frappèrent si vivement qu’il fit un pas vers elle pour mieux la voir. Elle s’en aperçut, et, comme si elle avait craint d’être reconnue, elle pressa vivement de la main la barbe flottante de son masque contre son visage. Cette main était couverte d’un gant ; mais ce gant, dont la blancheur se dessina sur le satin noir, révélait la main la plus élégante, la plus oisive, la plus distinguée. Luizzi s’écria en lui-même :

— Quelle est donc cette femme qui est si belle ?