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crispées les deux bras de son fauteuil et se rejetait au fond de son siége. On eût dit qu’elle craignait qu’il ne partît de cet œil tendu sur elle un trait brûlant qui vînt l’atteindre à sa place. Enfin, quand le chanteur arriva à la péroraison de cet air dont la dernière phrase peint avec tant d’énergie le cri de douleur du calomnié et la joie du calomniateur, cet homme donna à son chant une expression si acerbe, à sa voix un éclat si puissant, que les cœurs tressaillirent et que les cristaux vibrèrent à la fois. C’était un sentiment d’attente et d’anxiété inouï qui s’était emparé de tout ce monde. Puis, quand le chanteur eut fini, un silence glacé régna pendant quelques secondes, le chanteur salua et disparut dans le premier salon. Aussitôt, et comme si le charme eût cessé, madame de Marignon se leva, et, s’adressant à celui des musiciens qui était chargé de l’organisation des concerts, lui demanda quel était cet homme : celui-ci ne le connaissait pas et pensait que c’était un amateur de la société de madame de Marignon. Elle s’informa si cet homme n’avait pas été amené par quelqu’un qui désirait produire un artiste encore ignoré : personne ne le connaissait. Alors on chercha cet homme lui-même, on ne put le retrouver ; les domestiques interrogés déclarèrent n’avoir vu sortir personne depuis une demi-heure. On s’inquiéta, et, tandis que le salon s’entretenait en tumulte de ce singulier chanteur, les domestiques visitèrent l’appartement : on ne découvrit rien. Cependant madame de Marignon ne cessait de dire à tout le monde :

— Quel peut être cet homme ?

— Ma foi ! dit un des fats dont nous avons déjà parlé, ce ne peut être qu’un voleur.

— À moins que ce ne soit le Diable, s’écria gaiement le vieillard qui avait voulu arrêter l’élan des propos de madame de Fantan.

Ce vulgaire dicton, le plus souvent jeté et accueilli très-indifféremment dans la conversation, fit pâlir madame de Marignon, et, dans son trouble, elle laissa échapper ces paroles :

— Le Diable, quelle idée !…

Presque aussitôt elle se retira. Un moment après on vint annoncer qu’elle était indisposée. Les salons se dépeuplèrent rapidement, et chacun se retira avec un sentiment pénible dans le cœur.

Cependant Luizzi s’était rendu au bal de l’Opéra, ce champ de bataille des beautés de détail ; c’est là, en effet, que triom-