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de toute prétention n’était pas sincère ; elles disaient que c’était une vengeance au moyen de laquelle madame Marignon (en ces circonstances on supprimait le de) sacrifiait, grâce à l’implacable épigramme des dates, des succès qui ne lui étaient plus permis, mais qui n’avaient pas encore déserté des charmes qui s’étaient mieux maintenus que les siens.

Madame de Marignon recevait beaucoup de monde, et Luizzi fit chez elle des connaissances assez précieuses pour acquérir le droit de saluer aux Italiens ou à l’Opéra ce qu’il y avait de mieux en fait d’hommes dans les meilleures loges. Du reste, les règles de la maison étaient fort sévères. On y faisait de la musique d’artiste ; la musique d’amateurs paraissait trop dangereuse à madame de Marignon, qui avait une fille d’une beauté ravissante et d’un talent supérieur. Les chanteurs payés amusaient la compagnie, mais il était interdit à la compagnie de s’y amuser elle-même. On y jouait le whist à cinq cents francs la fiche, mais madame de Marignon n’eût pas toléré un écarté à cent sous ; on y dînait beaucoup, on y dansait rarement, on n’y soupait jamais. Tout semblait si régulier, si ordonné, si tenu dans cette maison, que Luizzi n’avait pas encore été pris de l’envie de savoir les histoires les plus secrètes de ce monde dans lequel son nom, sa fortune, son luxe l’avaient fait accueillir à merveille, quoiqu’il y fût inconnu. Voici le petit événement qui lui suggéra cette envie, et qui lui fit agiter la sonnette infernale qui avait mis le Diable à ses ordres.

Un soir qu’il y avait concert chez madame de Marignon, au milieu d’un morceau chanté par madame D…, une femme de trente ans arriva jusqu’à la porte du salon, après avoir imposé silence aux domestiques qui avaient voulu l’annoncer ; les hommes qui encombraient la porte se rangèrent, et elle se trouva debout à l’entrée d’un cercle immense. Il restait en face du piano un fauteuil vide. Cette femme, que Luizzi ne connaissait pas, traversa le salon en faisant un signe d’excuse à madame de Marignon, qui la salua sans se lever et avec une humeur manifeste, et alla prendre la place inoccupée. Cette entrée fit effet, quoique cette femme fût pâle et d’une beauté presque fanée. Luizzi le remarqua, et il remarqua aussi qu’elle était parée avec une élégance parfaite. Mais ce qui produisit un bien autre effet, c’est que les deux femmes qui occupaient les fauteuils à droite et à gauche de celui dont la nouvelle arrivée venait de s’emparer se le-