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finance du directoire s’était peu à peu retirée des affaires. Elle avait habilement cédé les siennes à des commis intelligents qui furent la source de cette finance de la restauration, dont il a été parlé tout à l’heure ; mais elle n’accepta ni leur monde mal-appris ni leurs mœurs de boutique. Habituée aux grands noms et aux grandes influences politiques, elle ne put se résoudre à n’admettre que des célébrités de bourse et d’écus dans ses salons, qui avaient été peuplés à la fois des hommes dont les ancêtres avaient fait l’histoire de l’ancienne France et des hommes qui venaient de faire l’histoire de la France nouvelle. Plus tard, quand la restauration arriva, cette finance princière se tourna complétement de son côté. De cette façon, elle garda ses intimes rapports avec le faubourg Saint-Germain et en copia assez adroitement les grands airs, les grandes prétentions et plus particulièrement la dévotion luxueuse et extérieure. On y rencontrait, à la vérité, peu de femmes de la très-haute aristocratie ; mais on y trouvait les hommes du monde le plus élevé. Beaucoup avaient gardé des relations d’affaires ou d’affection dans cette finance. Il y avait par ci par là de belles filles et de beaux garçons qui avaient des figures et des mains de vieilles races nobiliaires, bien que le titre de comte ou de baron de monsieur leur père ne datât que de l’empire, et les grands seigneurs qui prenaient intérêt à eux le faisaient avec une supériorité protectrice si bien entendue, que personne ne cherchait une raison à cette préférence.

Or, de tous les salons qui lui parurent propres à établir la saine réputation dont il avait besoin, Luizzi surtout préféra celui de madame Marignon ou de Marignon, selon que ceux qui en parlaient lui faisaient l’honneur d’aller chez elle ou avaient l’honneur d’y être reçus. Madame de Marignon était à cette époque (182.) une femme de cinquante à soixante ans, d’une taille très-élevée, assez élancée, passablement osseuse ; elle avait les dents magnifiquement conservées, le visage parcheminé, des bonnets très-élégamment montés, des cheveux gris tenus avec un soin extrême, des yeux étincelants, un nez pincé, des lèvres minces ; toujours lacée, serrée, elle n’avait d’autres parures que des douillettes de superbes étoffes toujours de la même forme ; du reste, ayant si franchement accepté son rôle de vieille femme, que les hommes lui en savaient un gré infini et que les femmes de son temps la détestaient cordialement. Elles prétendaient que cet abandon