Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dessous, pêle-mêle, tous à la fois, sans trop faire attention au rigorisme de la toilette, ni de la tenue, ni des actions, sans s’occuper ni des regards curieux, ni des propos méchants ; car tout le monde est entraîné dans le même tourbillon. On va, on court, on se rue au bruit des orchestres, au bruit de l’or des tables de jeu, au bruit des verres qui se choquent : superbe carnaval, magnifique orgie, où les souvenirs servent d’excuse et de défense contre les souvenirs ! car si un homme eût dit à un autre :

— Je vous ai rencontré hier, vous étiez gris !

Le dernier pouvait répondre :

— C’est vrai, je m’en souviens, vous étiez ivre.

Car si une femme eût dit à une autre :

— Vous étiez bien déshabillée hier à l’Opéra !

Celle-ci pouvait lui répondre :

— Vous étiez en chemise à Longchamp.

Car si la première eût ajouté :

— Vous avez donc pris le petit Trénis pour amant ?

La seconde pouvait répliquer :

— Je ne vous ai jamais rien volé, etc.

Et mille autres choses pleines de délire et d’ivresse, qui ont dû faire de singulières consciences à la plupart de ces femmes devenues vieilles, laides, prudes et dévotes. Et voici comment cela arriva.

À cette belle époque, si décolletée et si transparente, on vit revenir une foule d’émigrés. Beaucoup étaient très-jeunes quand ils avaient quitté la France, et la plupart avaient passé leurs belles années de dix-huit à vingt-cinq ans dans les privations, la misère et souvent la mauvaise compagnie. Ce fut donc avec un merveilleux entraînement qu’ils se précipitèrent dans ce monde féerique qui mettait les nudités lointaines de l’Opéra à la portée de la main. Ces nouveaux venus avaient peu d’argent ; leurs fortunes, ébranlées ou ruinées par la confiscation, n’étaient pas encore rétablies ou refaites. Ils empruntaient donc aux maris, donnaient aux femmes et engageaient leur avenir pour dorer le présent. Plus tard, quand l’orgie fut passée, quand les classes commencèrent à se séparer, quand les fortunes se rassirent, la noblesse du faubourg Saint-Germain ne put rompre complétement avec cette finance à qui elle devait beaucoup en capital et intérêt. On dépense vite les millions, on les paye lentement. Cette liquidation dura plus longtemps que l’empire. Déjà la haute