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son visage, celle d’un dégoût profond dominait les autres. Au lieu d’attendre qu’Armand l’interrogeât, il lui adressa la parole le premier.

— Me voici pour accomplir le marché que j’ai fait avec ta famille et par lequel je dois donner à chacun des barons de Luizzi de Ronquerolles ce qu’il me demandera ; tu connais les conditions de ce marché, je suppose ?

— Oui, répondit Armand ; en échange de ce don, chacun de nous t’appartient, à moins qu’il ne puisse prouver qu’il a été heureux durant dix années de sa vie.

— Et chacun de tes ancêtres, reprit Satan, m’a demandé ce qu’il croyait être le bonheur, afin de m’échapper à l’heure de sa mort.

— Et tous se sont trompés, n’est-ce pas ?

— Tous. Ils m’ont demandé de l’argent, de la gloire, de la science, du pouvoir, et le pouvoir, la science, la gloire, l’argent, les ont tous rendus malheureux.

— C’est donc un marché tout à ton avantage et que je devrais refuser de conclure ?

— Tu le peux.

— N’y a-t-il donc aucune chose à demander qui puisse rendre heureux ?

— Il y en a une.

— Ce n’est pas à toi de me la révéler, je le sais ; mais ne peux-tu me dire si je la connais ?

— Tu la connais ; elle s’est mêlée à toutes les actions de ta vie, quelquefois en toi, le plus souvent chez les autres, et je puis t’affirmer qu’il n’est pas besoin de mon aide pour que la plupart des hommes la possèdent.

— Est-ce une qualité morale ? Est-ce une chose matérielle ?

— Tu m’en demandes trop. As-tu fait ton choix ? Parle vite, j’ai hâte d’en finir.

— Tu n’étais pas si pressé tout à l’heure.

— C’est que tout à l’heure j’étais sous une de ces mille formes qui me déguisent à moi-même et me rendent le présent supportable. Quand j’emprisonne mon être sous les traits d’une créature humaine, vicieuse ou méprisable, je me trouve à la hauteur du siècle que je mène, et je ne souffre pas du misérable rôle auquel je suis réduit. Il n’y a qu’un être de ton espèce qui, devenu souverain du petit royaume de Sardaigne, ait l’imbécile vanité de signer encore roi de