Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

tait comme le fantôme de la mort, qui vient quand on l’appelle avec de certaines paroles. Il s’arrêta sur le seuil de la porte, et dit d’une voix basse, mais dont je n’oublierai jamais l’accent :

« — Que se passe-t-il donc ici ?

« Il le demandait, et il avait son épée nue à la main, oubliant que c’était assez dire qu’il le savait. Sa fille courut à lui en criant :

« — Grâce, grâce, mon père !

« Le général se pencha vers elle, et, d’une voix dont rien ne peut vous faire comprendre la suppliante et cruelle expression, il répondit à la pauvre Lucy :

« — Grâce pour vous, n’est-ce pas, Lucy ? grâce pour vous, n’est-ce pas, ma fille ? parce que vous avez un autre amour dans le cœur, et que vous avez peur que votre père en soit irrité ? mais je sais que cet amour est innocent, et je vous le pardonne ; car, s’il avait été coupable, si cet amour avait dû laisser planer le plus léger soupçon sur l’honneur d’une femme qui porte mon nom, j’aurais tué cette femme, je la tuerais à l’instant même.

« Et, en prononçant ces mots, le général fit quelques pas vers madame de Crancé, Lucy se jeta au-devant de lui en criant :

« — Mon père, mon père ! grâce !

« Et son père lui répondit, en la recevant dans ses bras, et d’une voix douce, mais désolée :

« — Oui, ma fille, je vous aurais tuée si vous aviez déshonoré le nom de Crancé ; et comme je ne veux pas que ce nom soit déshonoré…

« — J’épouserai le marquis du Val, répondit Lucy en tombant à genoux devant son père.

« — Merci, ma fille ! dit le général en laissant échapper son épée. Puis, se tournant vers nous, il ajouta d’une voix calme : À demain, Messieurs, je vous invite à la cérémonie.

« Nous étions à peine à quelques pas de la porte du salon, que le général fut pris d’une douleur si violente à la poitrine qu’on fut obligé de le coucher en toute hâte sur des matelas, et qu’on ne put le remonter chez lui… »

— Et le mariage se fit le lendemain ? dit Luizzi.

— Le mariage se fit lendemain, repartit l’ex-notaire. Deux jours après, M. de Crancé était mort, sa femme avait quitté Toulouse, et le jeune Sérac était entré dans un séminaire pour se faire prêtre.