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que je me rappellerais ce jour comme si c’était hier. C’était dans le grand salon de l’hôtel de M. de Crancé. Toute la famille était en cercle, le général au milieu, étendu sur une chaise longue ; car il avait été pris d’une violente attaque de goutte, et il lui fallut un grand courage pour quitter son lit et venir assister à la lecture du contrat. Mon confrère Barnet fit cette lecture, qui n’était que de pure forme, et aussitôt qu’elle fut achevée les mariés signèrent, le général, sa femme et ses parents après eux. À peine le général eut-il apposé sa signature au bas du contrat, qu’il s’excusa sur sa santé ; quatre domestiques le portèrent du rez-de-chaussée au premier étage, où était sa chambre à coucher. Immédiatement après, les parents se retirèrent, et nous restâmes seuls dans le salon, madame de Crancé, sa fille, le marquis, mon collègue Barnet et moi. Pendant toute la soirée, madame de Crancé n’avait pas prononcé un mot, mais j’avais remarqué que son regard semblait égaré comme celui d’une folle ; lorsqu’elle avait signé, elle était si troublée qu’elle ne voyait pas la place où elle devait écrire, et que sa main laissa deux fois tomber la plume avant de pouvoir s’en servir. Voici comment nous étions posés : j’étais assis devant la table, sur laquelle je rangeais les contrats ; le marquis était avec Lucy dans l’embrasure d’une croisée, et semblait s’excuser de devenir son mari, tandis que la pauvre fille ne pouvait s’empêcher de pleurer ; à l’autre coin du salon, Barnet expliquait à madame de Crancé les avantages énormes que ce contrat assurait à sa fille, tandis que celle-ci, au lieu de l’écouter, tenait ses yeux ardents fixés sur sa fille et son futur gendre. Comme j’observais l’expression sinistre de son visage, je la vois quitter soudainement M. Barnet et s’élancer vers le marquis, à qui elle arrache la main de sa fille, dont il s’était emparé, en lui disant :

« — Vous mentez, Monsieur, vous mentez ! vous n’aimez pas cette fille, vous ne pouvez pas l’aimer, ou vous êtes un infâme !

« — Je l’aime ! repartit violemment le marquis.

« — Eh bien ! si tu l’aimes, reprit madame de Crancé, tu ne l’épouseras pas !

« — Je vous jure que je l’épouserai !

« — Tu ne l’épouseras pas ! repartit madame de Crancé, arrivée à un état d’exaspération qui tenait de la folie ! Ma fille, reprit-elle en s’adressant à la tremblante Lucy, regardez bien cet homme ! cet homme a été mon amant, cet homme a été l’amant de votre mère, voulez-vous en faire votre mari ?