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jours M. le marquis du Val. Le général Crancé, car il était devenu général au service de cet infâme Bu-o-na-par-té, demanda à sa femme ce que le marquis du Val venait faire si souvent chez elle. Madame de Crancé, une créole qui n’avait peur ni de Dieu ni du Diable quand il lui prenait fantaisie de quelque chose, mais qui avait une grande peur de M. de Crancé son mari, parce qu’il lui aurait rompu les jambes et les bras immédiatement et tout de suite, s’il s’était douté, pendant une seconde seulement, de ce que le marquis du Val venait faire chez lui, madame de Crancé répondit donc que M. du Val venait tous les jours dans sa maison pour faire la cour à mademoiselle Lucy. « Puisqu’il y est venu pour cela tous les jours, répondit le général, il y est venu trop souvent pour qu’il ne l’épouse pas. » Dans le premier moment, cela ne fit pas grand effet à madame de Crancé, parce qu’elle s’imagina qu’avec un peu de câlinage et de cajolerie elle ferait revenir son mari de cette résolution. Mais le mari était entêté comme un âne gris et méchant comme un âne rouge. Il avait dit : Le marquis du Val épousera ma fille, et il fallut bien qu’il l’épousât. Madame de Crancé n’y consentit qu’en apparence, parce qu’elle était encore très-amoureuse du marquis ; mais celui-ci y consentit tout à fait, attendu qu’il n’était plus amoureux de madame de Crancé. Cependant il joua assez bien la comédie pour faire croire à la mère qu’il n’épousait sa fille que pour sauver son honneur. Tant que la comtesse fut dans cette croyance, elle laissa aller les choses, elle les aida même, car elle chassa de chez elle M. de Sérac à qui elle avait déjà promis la main de sa fille en l’absence du général ; et, malgré les désespoirs de mademoiselle Lucy, elle la força à accepter un mariage que la pauvre enfant détestait, sans toutefois prévoir combien il la rendrait malheureuse.

« Cependant les choses marchaient, et l’on arriva au jour de la signature du contrat. Il paraît que ce jour-là madame de Crancé s’était aperçue que ce qu’elle croyait un sacrifice de la part du marquis était un véritable bonheur pour lui ; il paraît qu’elle l’entendit parler à mademoiselle Lucy d’un ton où il y avait plus d’amour qu’elle n’en avait jamais inspiré à son amant. Et, pourtant, il n’y avait pas moyen de rompre : les parents, les témoins étaient invités des deux côtés, les contrats étaient passés, et le soir on devait en faire la lecture en présence des deux familles. Je vivrais cent ans