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ter un cigare, parce que, tout en s’amusant, il faut encore garder les apparences.

« Or, la procession était en train de défiler. Les jeunes personnes à leurs fenêtres faisaient des mines aux officiers de la garnison, tandis que nous étions prudemment à une fenêtre à côté, regardant passer le bon Dieu à travers un rideau, lorsque tout à coup le ciel devient noir comme de l’encre, et en moins de rien voilà une pluie battante qui inonde et disperse la procession. Cela fut si rapide et la pluie tomba avec tant d’abondance, que chacun se réfugia au hasard dans la première porte ouverte qu’il trouva devant lui. Plusieurs personnes, parmi lesquelles un prêtre, entrèrent dans l’allée de notre maison ; beaucoup d’autres les y suivirent, de façon que les premiers arrivés furent refoulés jusqu’au pied de l’escalier. En me penchant par-dessus la rampe, je vois le calotin qui était entré à la première goutte, et tout de suite il me pousse l’idée d’une farce excellente : Il faut que le curé déjeune avec nous ! me dis-je aussitôt. Je fais part de mon projet aux camarades des deux sexes, et je suis applaudi avec transport. Je recommande à tous une tenue décente, et moi-même je donne à mon visage un air de sainte componction. Je descends auprès de notre abbé :

« — Mon Dieu ! Monsieur, lui dis-je, cette place est bien peu convenable ; si vous vouliez monter chez nous et y attendre que l’orage fût passé, nous serions très-honorés, ma femme et moi, d’avoir pu vous donner un asile. — Je vous remercie de votre obligeance, me répondit-il, j’attendrai fort bien où je suis. »

« J’insistai en lui disant que son refus nous ferait beaucoup de peine, et le pauvre homme finit par me suivre, rien que pour ne pas me désobliger. Ô prêtre, que tu es bête ! Au moment où il passa la porte et entra dans l’atelier de nos demoiselles, j’étendis la main sur lui, et je me dis en moi même : Prêtre, mon ami, si tu n’es pas damné en sortant d’ici, je veux y perdre mon âme au lieu de la tienne ! Sur ce, je prends ma vieille par la main, et je dis au curé : J’ai l’honneur de vous présenter madame Gribou, mon épouse. Gribou est un nom que je me suis fait pour éviter au mien le désagrément de certaines connaissances, et que je prends dans mes voyages grivois ; quant à Mariette, c’était une épouse d’occasion à laquelle j’avoue qu’il ne manquait que le sacrement pour m’être unie par tous les liens possibles. C’était