Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est que vous avez jeté beaucoup de cette monnaie pour obtenir moins que vous ne demandez.

— Je ne me le rappelle pas.

— S’il m’était permis de vous faire votre compte, vous verriez qu’il n’y a pas un mois de votre vie que vous ayez donné pour quelque chose de raisonnable.

— Cela se peut, mais du moins j’ai vécu.

— C’est selon le sens que vous attachez au mot vivre.

— Il y en a donc plusieurs ?

— Deux très-différents. Vivre, pour beaucoup de gens, c’est donner sa vie à toutes les exigences qui les entourent. Celui qui vit ainsi se nomme, tant qu’il est jeune, un bon enfant ; quand il devient mûr, on l’appelle un brave homme, et on le qualifie de bonhomme quand il est vieux. Ces trois noms ont un synonyme commun : c’est le mot dupe.

— Et tu penses que c’est en dupe que j’ai vécu ?

— Je crois que M’sieur pense comme moi, car il n’est venu dans ce château que pour changer de façon de vivre et prendre l’autre.

— Et celle-là, peux-tu me la définir ?

— Comme c’est le sujet du marché que nous allons faire ensemble…

— Ensemble ?… Non, reprit Luizzi en interrompant le Diable ; je ne veux pas traiter avec toi, cela me répugnerait trop. Ton aspect me déplaît souverainement.

— C’est pourtant une chance en votre faveur : on accorde peu à ceux qui déplaisent beaucoup. Un roi qui traite avec un ambassadeur qui lui plaît, lui fait toujours quelque concession dangereuse ; une femme qui traite de sa chute avec un homme qui lui plaît, perd toujours cinquante pour cent de ses conditions accoutumées ; un beau-père qui traite du contrat de sa fille avec un gendre qui lui plaît, laisse le plus souvent à celui-ci le droit de ruiner sa femme. Pour ne pas être trompé, il ne faut faire d’affaires qu’avec les gens déplaisants. En ce cas le dégoût sert de raison.

— Et il m’en servira pour te chasser, dit Armand en faisant sonner la clochette magique qui lui soumettait le Diable.

Comme avait disparu l’être androgyne qui s’était montré d’abord, de même disparut, non pas le Diable, mais cette seconde apparence du Diable en livrée, et Armand vit à sa place un assez beau jeune homme. Celui-ci était de cette espèce d’hommes qui changent de nom à tous les quarts de