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individus qui sachent véritablement la valeur d’un dîner attendu : c’est l’homme qui voyage en diligence et le convalescent à sa première côtelette. L’énorme voiture aux armes de France s’arrêta donc à Boismandé, devant l’auberge accoutumée. Elle dégorgea ses nombreux voyageurs, les hommes coiffés de foulards et de bonnets de soie, les femmes de chapeaux cassés et de marmottes grasses, les uns et les autres emmaillotés de redingotes déformées, de pelisses flétries, de manteaux usés, etc., tous crottés à faire reculer la brosse la plus ardue dans la main la plus agile ; la seule dame voilée n’entra pas dans l’auberge et continua sa route. Qui ne sait ce que c’est qu’une descente de diligence à l’auberge, ce premier mouvement si grotesque de tout ce monde qui se rajuste ? Celui-ci secoue vivement la tête et les épaules, se frotte les mains et tousse avec vigueur pour se retirer un moment de l’état de hareng où il était, et se remettre en l’état d’homme ordinaire, en jouissance de toutes ses facultés ; celui-là agite rudement sa jambe pour faire redescendre sur sa botte le pantalon trop étroit que le frottement d’une jambe voisine a replissé jusqu’au genou ; telle femme, encore fraîche, rebombe, à l’aide de son doigt et de sa chaude haleine, les plis empesés de son bonnet qui n’est pas sans coquetterie ; telle autre rétablit la tournure trop affaissée d’une douillette feuille-morte. Après ce petit temps d’arrêt, tout le monde se précipite dans une immense cuisine où murmurent de toute éternité, dans de vastes casseroles, la gibelotte douteuse et l’implacable fricassée ; tandis que la broche roule devant un foyer ardent le canard bourbeux de la mare voisine et la longe de veau, ressource des gens dégoûtés.

Lorsque les hommes, grâce à la fontaine de cuivre qui reluisait à l’un des angles de la cuisine, se furent légèrement rafraîchi le visage et les mains, et que les femmes, un moment disparues, revinrent plus aises et plus accortes, on s’assit à la longue table qui occupait la vaste salle à manger et c’est alors que commença le repas à un petit écu par tête. D’abord la conversation s’engagea sur l’excellence des chevaux du dernier relais, sur l’habileté du postillon, la complaisance du conducteur, la commodité de la voiture, puis sur les villes où l’on avait passé, le département où l’on se trouvait, le village où l’on s’était arrêté, l’auberge où l’on dînait.

Luizzi écoutait avec d’autant plus d’attention, que cette