Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi dire, accomplie en imagination. Étant encore au collége, où il avait lu les Brigands de Schiller, ce monsieur s’était pris d’amour pour les longues figures errantes des détrousseurs de grands chemins. Il se mirait, dans son imagination, en grandes moustaches, en culotte rouge, avec des bottes jaunes, des gants noirs à la Crispin, un sabre et trois paires de pistolets. Son cours de droit, qu’il commença un an après, lui apprit le néant de ces vanités. Les gendarmes français lui parurent trop nombreux et les cavernes trop rares chez nous, et Fernand renonça à être un sujet de drame allemand. Bientôt, et comme à beaucoup d’autres jeunes gens, il lui tomba dans les mains le détestable roman de Faublas, et voici Fernand se créant, dans toutes les loges de l’Opéra, des marquises de B…, voyant dans toutes les petites femmes rieuses des jeunes dames de Lignolles, et pensant qu’il ferait des charades tout comme un autre. Ce fut une danseuse qui le guérit de cette folie, et son médecin qui le guérit de sa danseuse. Une autre fois, après avoir dévoré Werther, Fernand s’imagina qu’il devait se tuer d’amour : Potier, qui était allé donner quelques représentations à Toulouse, mit fin à cette prétention. L’histoire des guerres de la révolution faillit faire engager Fernand en temps de paix, et, s’il eût pu traverser la Garonne sans haut-de-cœur, il se serait fait marin pour rivaliser avec Améric Vespuce ou le capitaine Cook.

Au moment où Luizzi observait Fernand, ce jeune homme venait de faire la lecture de l’histoire des papes, et ce n’était pas sans quelque ravissement qu’il avait sondé les secrets du Vatican. Cette domination absolue, qui s’élève au-dessus de celle des rois, cette représentation immédiate de Dieu, cette pompe brillante des cérémonies chrétiennes, avaient étourdi sa facile imagination, et, soit qu’il enviât les lubricités de Borgia ou la gloire douce et artiste de Médicis, soit qu’il fût entraîné par la politique et la philosophie de Ganganelli, toujours est-il que la papauté le tenait à la gorge. Être pape lui paraissait, à vingt ans, une plus belle destinée qu’aimer et être aimé. Cela tenait de la folie.

Enfin c’était dans cette disposition de cœur et d’esprit que Fernand parcourait la route de Paris à Toulouse. Luizzi voyait la mouche-Diable tournoyer au bout du nez du jeune homme, lorsqu’on arriva à un village appelé Boismandé. Rien de remarquable ne le recommanderait à l’attention du voyageur, si ce n’est qu’on y dîne, et il n’existe dans le monde que deux