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préféra. Vendre sa charge à un homme riche qui le payerait en beaux écus, c’était se séparer violemment de sa vie passée, c’était jeter aux bras d’un autre son amour de trente ans, sa charge, sa maîtresse toujours jeune et toujours fidèle. M. Litois ne se sentit pas ce courage. Il calcula qu’un jeune homme qui lui devrait deux cent mille francs serait bien plus à sa merci, et que quelquefois encore il pourrait se glisser furtivement dans l’étude, butiner encore par ci par là comme l’abeille matinale, becqueter une vente comme le passereau un fruit mur, effleurer de sa plume un contrat de mariage comme le papillon une rose, et veiller sur sa charge, créature inestimable et chérie, laquelle, comme le disait M. Litois, était devenue sa fille après avoir été sa femme.

Eugène Faynal accueillit avec joie les propositions de M. Litois. Celui-ci savait qu’avec un mariage Eugène payerait sa charge ; et, pour que le jeune homme ne fût pas inquiet, M. Litois annonça qu’il avait, dans une petite ville aux environs de Toulouse, une cliente dont il comptait gratifier son successeur avec trois cent mille livres de dot. C’était une si belle chance de fortune, qu’Eugène accepta les yeux fermés ; il se laissa même aller, dans ce premier mouvement d’enthousiasme, à certaines conditions dont il ne calcula pas toute la portée. Lorsque M. Litois avait fait une affaire, il aimait assez qu’elle fût conclue et qu’il n’eût plus de chances à courir. Comme Eugène pouvait mourir avant de s’être marié, son patron le fit assurer sur la vie pour une somme de deux cent mille francs, de manière à être payé de sa charge si Eugène mourait, et à laisser aux héritiers du jeune homme le soin de la vendre. Eugène était jeune, bouillant, il aimait le monde et les plaisirs, et c’était un peu pour satisfaire à ses penchants qu’il avait si inconsidérément tenté la fortune. Avant tout, cependant, Eugène était un honnête homme, et sa première pensée était de s’acquitter envers M. Litois. Celui-ci avait donné des termes, il avait compris qu’il fallait que le jeune notaire établît sa réputation avant d’être présenté comme un mari convenable à une belle dot.

Durant la première année, Eugène n’eut donc à souffrir que de l’importunité des visites de son ancien patron ; et ce qui est remarquable, c’est que M. Litois, qui, avant ce temps, ne faisait rien que par les conseils de son maître-clerc Eugène, prétendait le régenter dans tout ce qu’il faisait en sa qualité de notaire. Mais ces petits ennuis importaient peu à