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qui la suivent quelques facultés libres pour s’occuper des choses de la pensée : nous connaissons des avoués, des médecins, des boulangers et des rémouleurs qui ont quelques idées de style et de poésie ; on trouve des usuriers qui aiment les arts, et il n’y a pas jusqu’à des agents de change qui se connaissent en peinture, en musique, en littérature, et qui en parlent avec distinction. Mais je défie qu’on me produise un notaire de cinquante ans ayant une idée. Je ne veux pas aborder ici les questions intimes ; mais y a-t-il au monde une classe qui soit plus féconde en maris trompés que celle des notaires ? Cela tient à de hautes considérations morales sur l’état des femmes, qu’il est inutile de t’expliquer longuement. Mais il est facile de s’imaginer que dans une carrière qui donne presque toujours une opulence au moins relative, et qui met celui qui l’exerce en contact avec toutes les positions sociales, il est presque impossible qu’une femme ne trouve pas au-dessus ou au-dessous d’elle celui qui doit la distraire de l’ennui de son mari. Un homme enfermé depuis huit heures du matin jusqu’à huit heures du soir dans son étude, qui laisse sa femme sans occupation et sans inquiétude de fortune, un homme pareil a toutes les chances d’être cocu ; car sa femme a toutes les chances de mal faire, l’oisiveté et l’ennui. La femme d’un spéculateur, qui joue sa fortune à chaque entreprise, peut s’intéresser à cette vie agitée, elle peut s’informer du succès d’une affaire d’où dépendent son bien-être et sa position ; mais la femme d’un notaire ! le bien lui vient en dormant comme à son mari, et il lui reste toutes ses longues journées à dévorer. Quand l’aliment devient lourd, elle le partage : c’est si naturel !

— Mons Satan tient plus qu’il ne promet, dit Luizzi ; il avait annoncé qu’il serait ennuyeux, et il me paraît assommant.

— Cela te prouve seulement qu’il est impossible de guérir l’humanité.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle ferme les yeux du moment qu’on veut lui montrer pourquoi elle se crétinise.

— Et que me fait à moi le crétinisme du notaire ?

— Tu verras. Tout homme riche, exposé à hériter ou à se marier, doit s’intéresser au notaire, cette machine à testaments et à contrats.

Luizzi crut deviner que le notaire dont il allait être parlé pouvait se trouver, comme Ganguernet, mêlé à sa vie. Il prit patience, et le Diable continua :

— Cette atrophie morale du notaire a besoin de temps pour