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un changement complet dans la physionomie et le costume du Diable. L’être fantastique de tout à l’heure avait disparu, et Armand vit à sa place un rustre en livrée avec des mains de bœuf dans des gants de coton blanc, une trogne avinée sur un gilet rouge, des pieds plats dans de gros souliers, et point de mollets dans les guêtres.

— Voilà, M’sieur, dit le nouveau paru.

— Qui es-tu ? s’écria Armand blessé de cet air de bassesse insolente et brute, caractère universel du domestique français.

— Je ne suis pas le valet du Diable, je n’en fais pas plus qu’on ne m’en dit, mais je fais ce qu’on me dit.

— Et que viens-tu faire ici ?

— J’attends les ordres de M’sieur.

— Ne sais-tu pas pourquoi je t’ai appelé ?

— Non, M’sieur.

— Tu mens !

— Oui, M’sieur.

— Comment te nommes-tu ?

— Comme voudra M’sieur.

— N’as-tu pas un nom de baptême ?

Le Diable ne bougea pas, mais tout le château se mit à rire depuis la girouette jusqu’à la cave. Armand eut peur, et, pour ne pas le laisser voir, il se mit en colère : c’est un moyen aussi connu que celui de chanter.

— Enfin, réponds, n’as-tu pas un nom ?

— J’en ai tant qu’il vous plaira. J’ai servi sous toute espèce de noms. Un gentilhomme émigré, m’ayant pris à son service en 1814, m’appela Brutus pour humilier la république en ma personne. De là j’entrai chez un académicien qui changea le nom de Pierre que j’avais en celui de La Pierre, comme étant plus littéraire. Je fus chassé pour m’être endormi dans l’antichambre, tandis que monsieur faisait une lecture dans son salon. L’agent de change qui me prit voulut me donner à toute force le nom de Jules, parce que l’amant de sa femme se nommait Jules et que le mari trouvait un plaisir infini à dire devant sa femme : Cet animal de Jules ! ce butor de Jules ! ce drôle de Jules, etc. Je m’en allai de moi-même, fatigué que j’étais de recevoir des injures en fidéicommis. J’entrai chez une danseuse qui entretenait un pair de France…

— Tu veux dire chez un pair de France qui entretenait une danseuse ?