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Il y a trois semaines, M. Ernest de B… invita plusieurs amis à une grande partie de chasse. Ganguernet était du nombre. Au moment où les invités arrivèrent, Ernest achevait une lettre ; il la cacheta et la posa sur la cheminée. Ganguernet, curieux, la prit et lut la suscription :

— Tiens, tu écris à ta belle-sœur ?

— Oui, répondit Ernest indifféremment ; je la préviens que nous irons ce soir, vers sept heures, à son château, lui demander à dîner. Nous sommes quinze, je crois ; et ce serait courir le risque d’un mauvais dîner, si elle n’était pas avertie de bonne heure.

Ernest sonna un domestique, lui remit la lettre, et personne ne s’aperçut que Ganguernet disparut avec le valet. L’on partit. Une fois en chasse, Ganguernet et l’un des chasseurs gagnèrent un côté de la plaine, tandis que les amis battaient l’autre :

— Il y aura de quoi rire ce soir, dit Ganguernet à son compagnon.

— Et pourquoi ?

— Imaginez-vous que j’ai donné un louis au domestique pour qu’il ne portât pas la lettre à son adresse.

— Est-ce que vous l’avez prise ?

— Non, pardieu ! j’ai dit au messager qu’il s’agissait d’une bonne farce et qu’il fallait porter la lettre au mari. Il siége en ce moment comme juge au tribunal. Quand il va voir qu’il y aura ce soir quinze gaillards de bon appétit chez lui, il va se ronger la rate de colère. Il est avare comme Harpagon, et l’idée que nous allons mettre sa cave et sa basse-cour à feu et à sang va lui donner une telle humeur, qu’il est capable de faire condamner dix innocents pour arriver à temps à la campagne et prévenir le pillage.

— Cela me semble un assez méchant tour.

— Bah ! histoire de rire ! D’ailleurs, le plus drôle, ce sera quand nous arriverons. Les autres crèveront de faim et de soif, ils se rendront au château bien persuadés qu’ils vont trouver un excellent souper ; mais rien, absolument rien !

— Et vous croyez que cela me convient plus qu’à un autre ? repartit le jeune homme que Ganguernet avait choisi pour confident. Vous-même, ne serez-vous pas la première dupe de votre plaisanterie ?

— Que non, que non ! j’ai là un poulet froid et une bouteille de bordeaux, je vous en offre la moitié.

— Merci ! j’aime mieux retrouver Ernest et le prévenir.

— Ah ! mon Dieu ! mon cher, s’écria Ganguernet, il n’y a pas moyen de rire avec vous.

Le jeune homme s’éloigna et chercha ses amis, pour leur demander où il pourrait trouver Ernest. Ils lui dirent qu’il