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avait fait de sa personne, dans certain salon aristocratique. Il ne s’agissait pas moins que d’une antique dame fort noble qui recevait le plus beau monde de la ville. Entre autres habitudes de vieille race, elle avait conservé : 1o celle de ne point mélanger sa société d’hommes mal nés comme Ganguernet ; 2o d’aller en chaise à porteurs. Elle était venue à un bal, chez le sous-préfet : Ganguernet y avait assisté. Elle en sort vers minuit, portée dans sa chaise et pendant une pluie battante. Au moment où elle arrivait sous une de ces gueules de loup qui versent les eaux du ciel dans la rue en longues cascades bruyantes, deux ou trois coups de sifflet partent à droite et à gauche, et quatre hommes se présentent. Les porteurs se sauvent et abandonnent la chaise ; mais, au moment où la noble dame se croit sur le point d’être assassinée, elle sent une horrible fraîcheur sur sa tête. Le dessus de la chaise avait disparu comme par enchantement, et la gueule de loup versait des torrents de pluie dans l’intérieur de la chaise, dont la propriétaire essayait vainement d’ouvrir la portière. Elle se débat, monte sur le siége, et là, comme le Diable encagé dans une chaire, elle se met à appeler la colère divine sur les assassins qui lui faisaient prendre une douche si cruelle et qui ne répondaient à ses malédictions que par les salutations les plus humbles. Ce qui fut trouvé le plus infâme, c’est que la dame portait de la poudre et que les mystificateurs avaient des parapluies.

À Pamiers, au milieu de toutes les existences mortes ou brutes parmi lesquelles il vit, Ganguernet passe depuis dix ans pour le plus jovial, le plus aimable, le plus amusant de son monde ; à peine en est-il quelques-uns à qui il inspire une sorte de mépris, il en est même qui ont peur de cet homme. Ce rire inamoviblement fixé sur ces lèvres rouges vous fait mal à voir ; cette gaieté implacable mêlée à toutes les choses de la vie doit troubler, autant que peut le faire l’aspect incessant d’un hideux fantôme ; ce mot rebutant qu’il jette comme moralité au bout de toutes ses actions : Histoire de rire ! est souvent aussi sombre que le mot du trappiste : Frère, il faut mourir ! Aussi il devait se trouver un malheur dans l’existence de cet homme ; il s’est nécessairement rencontré une vie qui a péri, parce qu’il a voulu la faire passer sous le fatal niveau de son amusement. Il a fallu qu’il arrivât un jour où ce serait sur une tombe qu’il prononcerait son fameux mot : Histoire de rire !