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pace de dix pas, juste la distance qui sépare leur porte de la porte qu’ils viennent de passer. Le mari cherche le passe-partout dans sa poche et le trouve ; il cherche la serrure, plus de serrure.

— Où est la serrure ! s’écria-t-il. — Tu as trop bu de blanquette, monsieur Larquet, lui dit sa femme (il s’appelait Larquet) ; tu cherches la serrure, et nous sommes encore devant le mur du voisin. — C’est vrai, répondit M. Larquet, avançons encore quelques pas.

Ils continuent, mais cette fois ils ont été trop loin ; car, après avoir reconnu la porte du voisin de droite, ils reconnaissent la porte du voisin de gauche. Leur porte est entre ces deux portes. Ils retournent en tâtant le mur, ils arrivent à une autre porte : c’est la porte du voisin de droite. Les deux bonnes gens s’alarment sur l’état de leur raison, ils se croient tout à fait ivres ; ils recommencent leur inspection, et de la porte du voisin de droite ils retombent sur celle du voisin de gauche ; ils trouvent toujours ces deux portes, excepté la leur : leur porte a disparu, qui a pu enlever leur porte ? L’effroi les gagne : ils se demandent s’ils deviennent fous, et craignant le ridicule jeté sur d’honnêtes bourgeois qui ne peuvent retrouver leur porte, ils vont durant une heure, tâtant, inspectant, mesurant ; mais il n’y a pas de porte, il n’y a qu’un mur inconnu, un mur implacable, un mur désespérant. Alors la peur les prend tout à fait ; ils poussent des cris, ils appellent au secours, l’on finit par reconnaître que la porte a été exactement murée et recrépie ; et quand chacun s’informe qui a pu jouer ce tour à d’honnêtes bourgeois, Ganguernet, du haut de sa fenêtre de laquelle il assistait avec quelques fous au spectacle de la désolation de monsieur et de madame Larquet, Ganguernet jeta à la foule son infatigable refrain :

— Histoire de rire ! — Mais ils en feront une maladie ? — Bah ! répète-t-il, histoire de rire !

On pria M. le procureur du roi de modérer l’envie de rire de Ganguernet ; il en eut pour quelques jours de prison, malgré son habile défense, qui consistait à répéter sans cesse : « Histoire de rire ! monsieur le président. »

Malgré sa vanité, Ganguernet ne se fait pas gloire de tous ses tours, et il en est un qu’il a toujours nié, attendu qu’il y a menace de couper les oreilles à son auteur si on parvient à le découvrir. Celui-ci lui avait été inspiré par le mépris qu’on