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éprouva une peur horrible. Après s’être couché, ce monsieur sent au bout de son lit quelque chose de froid et de gluant ; il tâte avec son pied, c’est un corps rond allongé ; il y porte la main, c’est un serpent roulé sur lui-même ; il saute à terre en poussant un cri d’effroi et de dégoût, et Ganguernet paraît en s’écriant : « Histoire de rire ! » Il a eu peur d’une peau d’anguille pleine de son mouillé. Ce monsieur, furieux, voulait rompre les os à Ganguernet. Ganguernet lui jeta un immense pot d’eau sur la tête, et s’échappa en criant : « Histoire de rire ! » Les maîtres de la maison, accourus au bruit qui se faisait, calmèrent le mystifié en lui expliquant comment Ganguernet était un charmant garçon, un vaillant boute-en-train dont on ne pouvait se passer sous peine de périr d’ennui, surtout à la campagne.

Prends garde à lui, baron, c’est un de ces êtres insupportables qui passent dans l’existence des autres comme un chien dans un jeu de quilles, en dérangeant de leur patte tous les arrangements de votre joie ou de votre tristesse. Plus insupportables que le chien et plus difficiles à chasser, ils sont aux aguets de tous les sentiments que vous pouvez avoir, de tous les projets que vous pouvez faire, pour les déconcerter par un mot ou une plaisanterie. Ces êtres sont d’autant plus redoutables qu’ils vous exposent à rire de vos plus cruels ennemis et de vos meilleurs amis, ce qui est également délicieux, et que presque toujours ils vous rendent complices, par le plaisir que vous y prenez, des mystifications faites aux autres.

Il en résulte que, lorsqu’ils s’adressent à vous, vous ne trouvez nulle part la pitié que vous n’avez eue pour personne, et qu’on vous laisse seul avec le ridicule de vous en fâcher, s’il est toutefois possible de se fâcher. Parmi les hommes de ce caractère, il y en a quelques-uns que leur vulgarité finit par déconsidérer : ceux-là s’en tiennent au répertoire des farces connues. Passer la tête par le carreau de papier d’un savetier, pour lui demander l’adresse du ministre des finances ou de l’archevêque ; tendre une corde dans un escalier, de façon à faire faire à ceux qui descendent un voyage sur le rein (c’est le mot propre) ; aller éveiller au milieu de la nuit un notaire pour l’envoyer faire un testament très-pressé chez un client qui se porte à merveille, et mille autres farces de cette espèce : c’est le fond du métier, et Ganguernet le sait mieux que personne. Mais il en a inventé