Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

certain M. de Mérin : c’est un homme de bonne maison qui a été surpris à Berlin volant au jeu de la cour, et qui, pour ce fait, a été enfermé pendant trois ans dans une prison de l’État ; il s’y trouvait avec un ancien espion français, qui avait été dans l’Inde pour le compte de Napoléon ; il a appris toutes les histoires de son camarade ; il connaît, dans leurs moindres détails, l’aller, le séjour et le retour de son voyage dans l’Inde, et maintenant il va reparaître dans le monde parisien comme arrivant de Calcutta. En ce moment, il rumine un petit ouvrage en deux volumes in-8o qui aura pour titre : Souvenirs de l’Inde. J’offre de te parier ce que tu voudras que, de ce moment à quinze ans, cet homme deviendra membre de l’Académie des sciences (section de géographie) et qu’il sera décoré pour ses voyages.

— Je comprends très-bien, dit Luizzi ; mais cet homme ne trouvera pas à tout moment un voyageur revenant de Calcutta pour lui dire qu’il en a menti, tandis que moi, je puis être mis à chaque instant en présence d’une personne qui me connaît.

— C’est ce qui t’arrive en ce moment.

— Comment cela ?

— Ces gens avec qui tu voyages savent ton nom, et ce gros homme, près de toi, est même de tes amis.

— Et sans doute ils vont me parler de ce que nous avons fait hier ?

— C’est assez l’histoire de votre vie humaine : parler beaucoup du passé pour en peupler le vide et en relever la nullité ; parler beaucoup de l’avenir pour le supposer merveilleux, et ne s’occuper guère du présent. C’est ce que vous faites tous, c’est ce que vous appelez vivre ; et la meilleure preuve que je t’en puisse donner, c’est que tu as vécu six semaines de la vie ordinaire et qu’il te semble que tu as été mort tout ce temps, parce que tu n’as pas souvenir de ce que tu as fait.

— Mais que veux-tu que je réponde à ceux qui m’en parleront ? dit Luizzi sérieusement alarmé.

— En vérité, tu me fais pitié ! reprit le Diable.

— Voyons, sois généreux, et, s’il le faut, je te donnerai encore quelques jours de ma vie future pour connaître l’histoire de ma vie passée.

— Pauvre sot ! dit Satan.

— De qui parles-tu ?

— De moi, qui n’ai pas calculé juste la portée de la sottise humaine, et qui m’aperçois, mon pauvre garçon, que, si je l’avais bien voulu, j’aurais eu ta vie pour rien.

Luizzi commençait à se dépiter. Il garda un moment le silence : le silence est un bon conseiller.

— Pardieu, se dit-il, si ces gens m’embarrassent avec ma