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diligence, vit seulement qu’elle était occupée par trois personnes, deux hommes et une femme enveloppée de châles, bonnets et voiles de manière à étouffer.

À l’époque dont nous parlons, on avait encore la fatale habitude de coucher en route, et il en était alors du sommeil comme aujourd’hui des repas. On était à peine au lit qu’il fallait repartir. Aujourd’hui l’habitué de la diligence se trouble peu des interruptions destinées à supprimer le dîner, il mange vite et met le dessert dans ses poches ; alors l’habitué de la diligence savait se lever sans s’éveiller, et il emportait, pour l’achever dans la berline, le sommeil commencé dans l’auberge. Cela fut heureux pour Luizzi, car il se trouva libre de réfléchir sur sa position. Combien de temps avait-il vécu ? comment se faisait-il que lui, riche et accoutumé aux choses confortables de la vie, se trouvât voyager en diligence ? d’où venait-il ? où allait-il ? Toutes ces questions se pressaient si vite dans sa pensée, qu’il se décida à les faire résoudre par celui qui avait seul ce pouvoir. Il tira donc sa sonnette, la fit retentir, et tout aussitôt le Diable se trouva assis à côté de lui sous la forme d’un commis voyageur qu’il lui semblait avoir vu monter sur l’impériale. Luizzi le reconnut à l’éclat particulier de ses yeux, qui brillaient dans les ténèbres.

— C’est toi ? lui dit-il ; combien de temps ai-je vécu ?

— Tu as vécu six semaines. Tu vois que je ne t’ai pas volé. J’ai fait comme un habile homme d’affaires. À la première j’ai été loyal, pour pouvoir te voler impudemment à la seconde. Je t’en préviens ; ainsi tiens-toi sur tes gardes.

— Et de quelle vie ai-je vécu durant ces six semaines ?

— De ta vie ordinaire.

— Qu’ai-je fait ?

— Je n’ai pas à te raconter ta propre histoire.

— Quoi ! il ne me restera nul souvenir de ce temps ?

— Tu peux l’apprendre par d’autres que par moi.

— À qui veux-tu donc que je le demande ?

— Ce n’est pas mon affaire.

— Dis-moi du moins où je suis.

— Dans une voiture des messageries royales.

— Où vais-je ?

— À Paris.

— Où suis-je ?

— À une lieue de Cahors.

— Pourquoi suis-je parti en diligence ?

— Ceci est ton histoire, je n’ai rien à t’en dire.

— Mais enfin, je ne puis vivre avec cette ignorance de mon passé ?

— Tu peux t’en faire un.

— Un passé ?

— Rien n’est plus aisé. La plupart des hommes s’en arrangent un, tu sais cela mieux que personne. Te souviens-tu de cette petite actrice grivoise et fringante, dont tu eus la niaiserie