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qui n’étaient pas du même monde et qui n’avaient pu même se connaître dans leur enfance comme camarades de pension, puisque la marquise n’avait jamais quitté sa mère (l’ancienne comtesse de Crancé) jusqu’au jour de son mariage, et que d’un autre côté madame Dilois a été élevée par la charité d’une vieille femme qui l’avait recueillie dès son plus bas âge. »

La stupéfaction de Luizzi, son désespoir le rendirent immobile et muet durant quelques minutes. Madame Dilois, Lucy, Henriette, madame Buré, toutes ces femmes, pareilles à des fantômes blancs, semblaient voler et tourner autour de son lit.

— J’ai tué celle-ci et j’ai laissé assassiner celle-là, se disait-il, comme si une voix surhumaine lui eût soufflé cette phrase qu’il se répétait sans cesse.

Il portait des regards épouvantés autour de lui, sans force pour agir, n’ayant personne au monde à qui confier ce qu’il avait appris ; il se sentit désespéré, et tournant vers le ciel ses mains jointes, il s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

À peine avait-il prononcé ce peu de mots, qu’il reçut sur les doigts une chiquenaude vigoureuse de la main du valet qui veillait près de lui.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? lui dit-il, vous passez à l’ennemi au jour du danger, mon seigneur ? ce n’est ni d’un gentilhomme ni d’un Français.

— Ah ! c’est toi, Satan.

— C’est moi.

— Qui t’a appelé, esclave ?

— Toi, qui m’as demandé l’histoire de madame Dilois et celle de la marquise.

— Tu as refusé de me la raconter.

— Non, mais je t’ai remis à huit jours. Les huit jours sont passés.

— Ainsi, je suis dans ce lit ?…

— Depuis quarante-huit heures.

— Et Henriette ?

— Plus tard, mon maître, tu sauras le dénoûment de cette histoire.

— Félix a tué la malheureuse ?

— S’il l’a fait, il a eu raison pour elle et pour lui ; tous deux sont délivrés d’un supplice, elle surtout, qui commençait à se lasser dans le cœur du rôle qu’elle jouait encore par orgueil.

— Peux-tu dire cela ? elle aimait ce Léon d’un amour que le monde ignorera toujours.

— Eh non ! mon maître. Elle n’aimait plus Léon, et, à vrai dire, ce n’est pas précisément ce Léon qu’elle avait aimé.

— Satan, Satan, tu flétris tout !

— Non, j’explique tout. Henriette n’aimait pas Léon ; elle a aimé l’amour qu’elle éprouvait. Ce jeune homme qu’elle a rencontré est venu à point pour