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vant M. Lannois fut recueilli et répété par lui ; on vous crut folle, et nous profitâmes de cette opinion pour répandre le bruit que nous vous avions fait quitter la France. On vous croit enfermée dans une maison de fous d’Amérique ou d’Angleterre, et, de même que vous pouvez n’en revenir jamais, vous pouvez en arriver demain. Mais vous devez comprendre, Henriette, qu’il y a entre vous et moi un trop grand crime pour que je n’enchaîne pas votre silence par des liens que vous n’oseriez briser. Vous reparaîtrez dans le monde, mais pour être ma femme, mais en me laissant cet enfant comme otage contre votre vengeance.

— Vous avez raison, Félix, répondit Henriette, il y a un grand crime entre nous ; mais ce crime sera plus grand que vous ne le pensez ; ce crime, je veux que vous le commettiez tout entier. Le supplice que je souffre est le plus horrible qu’on puisse imaginer, mais moi, je vous le jure, je ne l’abrégerai pas d’un jour, pas d’une heure ; il faudra me tuer, Félix, il faudra paraître devant les hommes et devant Dieu avec mon sang sur vos mains ; car moi aussi je vous ai trompé, je ne crois plus à l’amour de Léon, et ce n’est plus pour lui que j’ai le courage de mon désespoir. Ce courage, je ne l’ai que pour ma vengeance. Ne vous fiez pas à un moment de faiblesse. Oui, j’ai souvent rêvé de me donner à vous, de vous égarer jusqu’à vous faire croire à mon amour, et d’acheter ainsi une heure de liberté, une heure durant laquelle j’aurais été vous dénoncer à la justice humaine ; j’ai reculé, non devant le crime, mais devant la crainte de ne pas vous tromper assez bien. J’aime mieux m’en rapporter à la justice du ciel, j’aime mieux vous rendre assassin.

Félix avait écouté Henriette avec un de ces regards implacables qui semblent mesurer l’endroit où ils pourront frapper assez sûrement la victime pour s’épargner la lutte et les cris. Alors il détourna les yeux et s’approcha de la porte par laquelle il était entré ; puis la fermant comme pour ensevelir plus profondément encore dans le silence le secret de cette tombe, il revint vers Henriette, et lui dit d’une voix sourde :

— Henriette, le crime ne sera pas plus grand, le remords ne sera pas plus affreux, mais la terreur sera moins incessante. Un homme est ici, un homme que j’ai surpris errant autour de ce pavillon et s’étonnant sans doute en lui-même de ce que personne n’en pût franchir le seuil. Il faut que cet homme y puisse entrer demain, pour que le soupçon ne