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sans doute dans cette effroyable prison. L’œil fixé sur le manuscrit, il le suivait avec l’âpreté d’une cuisinière ou d’une belle dame attablée à un roman de Paul de Kock qu’elle dévore, lorsque tout à coup la malheureuse prisonnière saisit son manuscrit et le cacha rapidement dans l’endroit d’où elle l’avait tiré. Un moment après, Luizzi vit se mouvoir un des pans de la tapisserie qui recouvrait le mur en face de lui, et aussitôt entra Félix portant un panier. Un mouvement de colère s’empara du cœur de Luizzi en apercevant le capitaine. Il fut prêt à s’écrier, mais il se souvint par quel prodige surhumain il assistait à une scène qui se passait loin de lui, et il s’apprêta à la regarder avec l’attention d’un homme qui ne veut pas perdre un seul détail.

Le capitaine tira du panier des mets qu’il disposa sur la table, et Luizzi comprit alors pourquoi Félix ne soupait jamais avec sa famille et pourquoi on le servait tous les soirs dans le pavillon. Les premiers moments qui suivirent l’entrée de Félix furent silencieux ; cependant il avait en lui un air de triomphe qui ne semblait attendre qu’une occasion d’éclater.

— Eh bien ! Henriette, dit enfin le capitaine, chaque jour aura-t-il donc le même résultat ?

— Chaque jour, dites-vous ? Y a-t-il donc encore des jours et des nuits, Monsieur ? Il y a pour moi une lueur et une ombre éternelles, un malheur qui ne connaît ni veille ni lendemain. Je souffre comme je souffrais, comme je souffrirai ; je pense comme je pensais, comme je penserai toujours. Dans la vie vivante, la nuit qui passe et le jour qui vient peuvent être un motif de changer de résolution ; mais moi, je n’ai ni jour ni nuit, ni matin ni soir ; ma vie, c’est toujours la même heure, toujours la même douleur, toujours la même pensée.

— Henriette, reprit Félix en se posant devant elle comme pour saisir une émotion sur ce visage pâle où la douleur semblait être pour ainsi dire immobilisée, Henriette, ce n’est pas le jour ou la nuit qui peut apporter un changement dans une résolution aussi inébranlable que la vôtre. Voilà six ans passés depuis le jour où, profitant de votre évanouissement, notre famille a caché la honte de votre faiblesse à tous les yeux dans cette prison, dont un mot peut vous faire sortir, et ce mot, vous ne l’avez pas encore prononcé.

— Et ce mot, je ne le prononcerai jamais, répondit Hen-