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« J’étais si désespérée, mon accent avait quelque chose de si déchirant, que M. Lannois recula et me considéra un moment avec étonnement ; puis il reprit de ce ton mortel qui brisait toute espérance, comme la roue d’une machine qui broie indifféremment le fer qu’on lui jette ou le malheureux qui est pris dans son implacable mouvement :

« — Pardieu, si je m’en vais ! que voulez-vous que je fasse d’un tas de pécores qui font les sucrées ? des protestants et des bonapartistes, c’est tout dire.

« — Monsieur, Monsieur ! m’écriai-je, oubliez-vous qu’il faut que je meure, si vous partez ?

« — Vous ? qui êtes-vous donc, vous ?

« — Je suis Henriette, Monsieur.

« — Ah ! oui, l’Henriette, la chérie, la bonne amie, la princesse à Léon ! Merci, mon cœur ! allez demander un mari à vos gros bouffis de parents.

« Et me repoussant de la main, il s’éloigna. Je l’arrêtai.

« — Monsieur, Monsieur ! lui dis-je en joignant mes mains, mais Léon m’aime, et j’aime Léon !

« — Eh bien, mettez ça en réserve pour vous établir chacun à part, ça vous fera une belle avance.

« Toutes ces paroles tombaient sur mon cœur, et, comme le coup de poing implacable d’un portefaix qui frappe une femme, elles me renversaient à chaque coup ; à chaque coup je me relevais sous cette meurtrissure, et je criais encore. Enfin, une dernière fois je regardai cet homme, cet homme qui suait la vie, la santé, la joie ; et moi, pauvre fille mourante et éperdue, je le saisis par ses vêtements, et, m’attachant à lui de toute ma force, je lui dis d’une voix basse et désespérée :

« — Mais je suis coupable, Monsieur, mais je suis mère, mais…

« Et je tombai à ses pieds. Cet homme me regarda pendant que j’étais haletante, et, se détournant de moi, il se mit à siffler en chantonnant :

Je ne savais pas ça, dérira,
Je ne savais pas ça.

« Je tombai la face contre terre, et j’espérai mourir tant je me sentais suffoquée d’affreux sanglots.

« Cependant on m’avait vue de la maison. Mon frère, mon