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« Je me glissai dans un cabinet, et là, à travers un rideau, je vis M. Lannois, j’entendis son entretien.

« M. Lannois était un homme très-jeune encore ; son visage était joyeux et rouge, sa taille petite et épaisse, sa tournure grotesque et prétentieuse, sa voix aigre et commune. Qu’on ne s’étonne pas si de ce premier moment je le remarquai si bien : c’est que chacun de ses traits dont je viens de le peindre ne m’apparut que pour me glacer le cœur. Oh ! si c’eût été un homme au visage austère et implacable, j’aurais tremblé, j’aurais désespéré aussi, mais pas de ce désespoir honteux qui comprend d’avance que sa prière sera plutôt méconnue que repoussée. On peut s’agenouiller devant la mort, mais il faut se taire devant la face enluminée de la sottise heureuse. Dût la dureté de ces paroles retomber sur moi, je les maintiens ; car, il faut le dire, cet homme me donna le plus extrême de mes malheurs, il ôta sa dignité à ma souffrance, il me fit rougir, non de honte, mais de dégoût. Oui, lorsque j’ai entrepris ce récit, j’ai cru que le tableau des tortures que je souffre serait le plus cruel à tracer, et maintenant je vois qu’il en est qu’il m’est, pour ainsi dire, impossible de faire comprendre. Oui, quand je dirai qu’on m’a enfermée dans une tombe, loin de l’air et du sommeil, quand je donnerai les horribles détails de cette captivité où je meurs, on me plaindra, on me devinera ; mais pourrais-je faire sentir à d’autres les horreurs d’une brutalité qui écrase et pétrit le cœur et la vie d’une malheureuse sous ses doigts insensibles ? N’importe ! j’essayerai de le dire, car il faut que toutes mes douleurs soient connues, et peut-être, lorsqu’elles le seront, y aura-t-il un cœur de femme qui me comprendra, me pleurera, et priera le ciel pour que les douleurs de ce monde me soient comptées dans un autre.

« D’abord, ce fut entre M. Lannois et ma famille un échange de politesses, puis une conversation d’affaires ; et enfin il s’écria en s’étendant sur son fauteuil :

« — Ah çà ! voyons, il me semble qu’il manque quelqu’un ici ?

« — Qui donc ?

« — Eh ! eh ! pardieu, l’adorée Henriette.

« — Monsieur… dit mon père.

« — Allons, gros papa, ne faites pas l’enflé de dignité. Le gars Léon m’a dit l’affaire : il aime la petite drôlesse et elle l’aime en retour, ce qui est assez probable, vu qu’il est de