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blessures qui me dévorèrent le cœur, et par des étreintes glacées qui le serrèrent au point de l’arrêter dans ma poitrine. Aujourd’hui je ne sais pas si je voudrais sortir de ma tombe pour passer par de telles épreuves. La première, et la seule où se trouvât une espérance, me vint à une de ces heures où l’âme est tellement basse, que lui donner même un bonheur, c’est la torturer. C’est comme ces heures où le sommeil pèse sur nos yeux d’un poids si invincible qu’on refuserait de les ouvrir, fût-ce pour voir son enfant.

« Nous étions tous dans le salon, triste réunion où la joie des enfants était devenue importune, tant mon aspect y jetait de morne désespoir ! Un domestique en ouvre la porte avec crainte, et dit assez timidement :

« — La voiture d’un monsieur vient de s’arrêter à la grille, et ce monsieur vient par ici.

« — A-t-il dit son nom ? demanda mon frère.

« — Oui, Monsieur.

« — Eh bien ! comment se nomme-t-il ?

« Le domestique hésita, puis il répondit lentement et en me regardant :

« — Il se nomme M. Lannois.

« — Léon ! m’écriai-je en bondissant.

« — C’est monsieur son père, dit le domestique en se retirant.

« Tous les regards s’étaient tournés vers moi au cri que j’avais poussé.

« — Mais vous ne faites pas attention que vous devenez folle ? me dit mon père d’un air de mépris courroucé. On annonce M. Lannois, et vous, devant un domestique, vous criez Léon ! Retirez-vous dans votre chambre… retirez-vous… il est temps de mettre ordre à tout ceci.

« Je vis, à l’expression de mon père, qu’il contenait sa colère à grand’peine. Je sortis en baissant la tête et en murmurant :

« — Ah ! c’est vous, c’est vous qui ne faites pas attention que je deviens folle.

« Puis, à peine étais-je hors de leur présence, que je voulus voir M. Lannois ; M. Lannois, le père de Léon, envoyé par Léon, mon second père, ma dernière espérance ; je voulus voir cet homme, que je me figurais un vieillard vénérable et bon, un vieillard portant l’indulgence et la protection avec lui.