Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de projets ; je le laissai dire. Je n’avais plus qu’à me confier à lui, j’avais perdu le droit de lui donner un conseil, de lui demander une espérance ; je n’avais plus de souci à prendre de moi ; il avait voulu ma vie, je la lui avais donnée, je sentais qu’il en était seul responsable. Nous nous quittâmes alors : il partit, je rentrai chez moi. Ce fut une nuit de larmes suivie d’un jour d’affreuses tortures.

« Oh ! peut-on s’imaginer une plus horrible peine ? Le secours qui eût pu me sauver me vint quand j’étais perdue. Hortense, mon père, ma mère, alarmés de mon obstination à rester chez moi, vinrent le matin dans ma chambre, et là ils me dirent que la jalousie de Félix les avait égarés, qu’ils savaient que je n’étais coupable que d’amour, qu’on me pardonnait, qu’on me laissait la liberté de pleurer, de souffrir, et qu’on espérait que le besoin de rendre la paix et le bonheur à ma famille m’aiderait à combattre cette passion plus imprudente que coupable. Le lendemain, mon Dieu ! le lendemain, mon père, un vieillard, ma mère si vertueuse, ma sœur si bonne, mon frère si juste, assemblés autour de mon lit, me disaient cela avec des larmes dans les yeux et de l’indulgence dans la voix, et je ne leur ai pas crié : Insensés et bourreaux, il est trop tard, vous avez laissé tomber votre enfant dans la fange, et vous venez lui tendre la main ; je n’en ai plus besoin ! Je ne leur ai pas dit cela. Je ne fis que pleurer et me tordre sous leurs consolations ; ils crurent que j’allais mourir, et me laissèrent seule. Oh ! dans ce moment, oui, si j’avais su où retrouver Léon, je me serais échappée de notre maison, je serais allée à lui, et je lui aurais dit : Tu m’as voulue, prends-moi donc tout entière, donne-moi un toit, une famille, du pain, un nom, car j’ai honte du nom de ma famille, du toit, du pain que j’ai : tout cela, je le vole impudemment, tout cela n’est plus à moi, je l’ai renié.

« La maladie me sauva du désespoir, la fièvre me prit et me tint vingt jours durant. Quand elle me quitta, je n’avais plus de force que pour être lâche, je n’avais plus de courage que pour mentir et trembler. Je ne redevins digne de vivre que lorsqu’un sentiment inouï, un sentiment plus fort, plus saint, plus ineffable que l’amour, vint me retremper le cœur : j’étais mère, je le devinai avant de le sentir. Avant que les signes accoutumés de la grossesse fussent venus m’avertir de mon état, je ne sais quelle intuition de mes entrailles me cria que je n’avais plus le droit de mourir. Ce n’était cepen-