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rons à l’abri de toute rencontre ; le capitaine peut errer dans le parc, viens.

« Je suivis Léon, car j’avais peur de Félix. Nous entrâmes dans le pavillon, au milieu d’une obscurité complète. Léon me fit asseoir sur un canapé, et se plaça près de moi. Si j’avais parlé la première, le mot que j’eusse prononcé eût été celui-ci : « Et maintenant, qu’allons-nous devenir ? »

« Ce fut Léon qui me parla. Il semblait avoir oublié notre malheur, lui, car il me dit :

« — Oh ! que voilà longtemps, Henriette, que je mourais du besoin de te parler ! Depuis six mois que je t’aime, depuis six mois que ton regard me brûle et me ravit, ne pas t’avoir rencontrée une fois, ne pas t’avoir dit mes tortures, c’était un bien horrible malheur !

« Ces paroles, l’accent dont elles furent prononcées, me troublèrent et me firent peur. Je n’étais pas venue pour qu’il me dît qu’il m’aimait : je le savais si bien ! je l’aimais tant ! Pour la première fois qu’il me dit librement ses pensées, nos cœurs ne se trouvèrent point d’accord. M’aimait-il donc moins que je ne l’aimais, puisqu’il avait besoin de me le dire ? Je ne fis point ces réflexions.

« — Léon, c’est ce qui nous arrive qui est un malheur.

« — Non, me dit-il en baissant la voix ; non, si tu m’aimes comme je t’aime. Je pars, car il le faut ; mais je reviendrai bientôt. La fortune de mon père est immense ; sa tendresse pour moi n’a pas de bornes ; je lui dirai tout, et il reviendra avec moi demander ta main ; ils n’oseront me la refuser.

« — En êtes-vous sûr ?

« — Oui, je suis sûr de l’obtenir, si je puis être sûr que tu te conserves à moi.

« — Léon, lui dis-je en lui prenant la main, je vous jure que, dussé-je mourir, nul autre que vous ne sera mon mari.

« — Il serra mes mains, et, m’attirant vers lui, il me dit :

« — Oh ! tu m’aimes donc, Henriette !… tu m’aimes… tu seras à moi, tu me le jures ?

« Je venais de le lui dire de moi-même. Il me sembla qu’après la manière dont il venait de me le demander, je ne devais plus lui répondre. Puis il s’élevait en moi un trouble étrange. Mon cœur se serrait à me faire mal ou se dilatait à m’étouffer ; je sentais mes mains trembler dans celles de Léon, mon corps frissonner, ma respiration haleter ; et lui, il me disait en m’attirant toujours près de lui :