Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome I.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forces de ma vie et de ma pensée suffisaient à peine à cet enivrement. Ô mon Léon ! je t’ai aimé, aimé comme tu ne peux le croire, car, maintenant en te donnant ma vie, maintenant en acceptant la torture de mort où je vis pour ne pas renier ton amour, je ne t’aime plus comme alors ; je pense à ma vie perdue, à mon honneur flétri ; je sais ce que je fais, j’ai une volonté. Alors je n’en avais pas ; j’aimais, c’était tout : devoir, honneur, vertu, c’était aimer. Pauvre Léon, que je t’aimais !

« Ce qui se passa entre moi et Léon durant un mois que je fus ainsi, je ne le pourrais dire. Tout me plaisait et m’enivrait. S’il était près de moi, j’étais heureuse ; s’il était loin de moi, j’étais heureuse ; je ne redoutais ni son absence ni sa présence. Quand il me parlait, sa voix vibrait en moi et y éveillait un écho si puissant qu’il murmurait sans cesse, et que je l’écoutais encore quand il ne me parlait plus. Ai-je vécu de la vie des autres durant ce temps ? étais-je de ce monde ? n’ai-je pas été ravie au ciel, dans une atmosphère inconnue ? n’est-ce pas un rêve où veillait l’amour seul, tandis que la prudence et le devoir dormaient dans mon cœur ? Oui, ce fut un rêve, un délire, une ivresse sans nom ; car, lorsque le malheur vint m’en arracher, je n’aurais pu dire ce qui s’était passé, je n’aurais pu préciser une seule circonstance de ces jours si pleins, j’en éprouvais seulement un ressentiment qui avait sa joie douloureuse. Mon cœur était rompu de la céleste étreinte qui l’avait tenu si longtemps. Il me semblait, lorsque je revins à la vie ordinaire, que, si cet état eût duré longtemps, ma force s’y serait doucement fondue comme une cire blanche dans un doux foyer, et que mon âme s’y serait évaporée comme un éther subtil au soleil. C’était ainsi qu’il fallait me faire mourir, mon Dieu ! et non comme je meurs à présent. Je serais retournée à vous sans avoir péché, et vous m’eussiez accueillie, car vous êtes le Dieu de l’innocence. Et pourtant j’espère fermement que vous ne me repousserez pas, Seigneur ! Seigneur ! car vous êtes aussi le Dieu de la douleur.

« J’hésite, j’hésite à commencer le récit de ce qui va suivre ; car maintenant tout y est terreur, désespoir et crime. Oh ! Félix était bien ce que j’ai dit : le tigre qui aime sa proie pour la dévorer, le tigre qui s’accroupit sous les fleurs étincelantes du cactus, où sa robe rayée se mêle et se perd dans les bosquets de ses épais buissons ; c’était bien le tigre qui