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« — Oh ! ne me le rendez pas, reprit-il avec effroi. Il se tut, puis il ajouta tout bas en me regardant : Mais laissez-moi regretter de n’avoir pas gardé ce que j’avais véritablement trouvé.

« Je suivis ses yeux ; ils s’arrêtèrent sur ce bracelet de cheveux qu’il m’avait si timidement rendu. Par un mouvement plus rapide que ma pensée, je le détachai de mon bras, et lui dis :

« — Tenez.

« Il jeta un cri. Je m’enfuis aussitôt. Je craignis de voir son bonheur. Hélas ! on prétend que c’est la douleur de ceux qu’elles aiment qui égare les femmes ; ce ne fut pas ainsi pour moi. Toutes les fois que je souriais à Léon, que je le regardais, que je lui parlais, il y avait en lui tant d’ivresse, tant de bonheur, que je ne puis dire quel attrait je trouvais à semer une si puissante félicité près de moi. Oh ! je l’aimais bien, je l’aimais pour qu’il fût heureux. C’est pour qu’il fût heureux que j’ai été coupable ; c’est parce que je crois en son bonheur s’il me revoyait que je souffre, et c’est pour cela aussi que je souffre avec courage.

« Les jours qui suivirent celui-là furent les jours vraiment heureux de ma vie. Je sentis, dans toute sa plénitude enivrante, le bonheur d’aimer et d’être aimée. Pourtant je ne me dissimulais point qu’il y avait entre Léon et moi un obstacle qui serait invincible. Je le voyais, je le regardais en face ; mais il ne m’inspirait pas de terreur. Je n’avais aucun moyen de changer le sort qui m’attendait, mais je n’en cherchais pas ; j’aimais, j’étais aimée ! ce sentiment tenait tout mon cœur. Cette ivresse était si complète que je n’avais plus besoin de souvenirs ni d’espérances. Le présent était toute ma vie. Ce que j’avais été, ce que je deviendrais ne pouvait parvenir à m’occuper : j’aimais, j’aimais.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! maintenant que la réflexion, la solitude, le désespoir m’ont éclairée sur tant de choses qui se disaient autour de moi, il me semble que ceux qui parlaient d’amour n’avaient jamais aimé, ou bien j’aimais comme les autres n’avaient aimé jamais. Mon Léon était mon âme, ma pensée, ma vie. Je n’étais pas comme ceux qui font des projets d’avenir pour être heureux ensemble ! c’eût été penser hors de ce que j’éprouvais, et je ne le pouvais faire. Je me sentais le cœur suspendu dans un bien-être au-dessus de tous les calculs et de toutes les prévoyances ; les