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brodais et qui n’était pas fini. C’était donc le présent de Léon, un présent que je pouvais garder sans le cacher, un mouchoir qui m’appartiendrait mieux que le mien ; car seule je saurais d’où il me venait. J’acceptai l’explication donnée par Hortense, et aussitôt je remontai chez moi ; je cherchai celui qui n’était pas achevé, je pris une bougie, je le brûlai. Pouvais-je désirer avoir de moi rien qui pût rivaliser avec ce que m’avait donné Léon ? Quand je descendis pour déjeuner, il était rêveur, il était triste, il me regarda. Je tenais son mouchoir, je le passai sur mon front ; tout son visage s’illumina de joie. J’avais souvent entendu dire qu’il faut redouter les paroles de l’amour. Ce sont ses regards et ses douces extases qu’il faut craindre. Que m’eût dit Léon qui valût ce bonheur que je venais de lui donner ? Il me revint au cœur, et je ne parlai pas pour qu’il ne m’en échappât rien. Puis nous allâmes faire notre promenade. Pour la première fois, Félix nous accompagnait. Je fis ma distribution de roses, et Léon eut une des dernières qui restassent sur son rosier. Ce jour-là je la lui donnai en lui disant : Merci. Il la reçut avec transport. À ce moment Félix s’approcha.

« — Et moi, me dit-il, n’aurai-je rien ?

« — Si fait, lui répondis-je, et j’allai cueillir une autre fleur.

« — Serai-je moins bien partagé que Léon, et n’aurai-je pas comme lui une de ces belles roses mousseuses qui sont là ?

« — Il en reste si peu !

« — C’est pour moi que vous vous en apercevez ?

« J’avais trop de bonheur dans l’âme pour vouloir le compromettre. Je pris la plus belle rose et la donnai à Félix, qui me remercia. Je voulus regarder Léon pour me faire pardonner ; mais il jeta loin de lui la rose que je lui avais offerte, et demeura à sa place immobile et désespéré. Je compris sa colère, car je venais de flétrir notre secret. Félix causait avec moi, je lui répondais à peine. On l’appela et il s’éloigna de quelques pas. J’oubliai toute prudence, je m’approchai de Léon.

« — Vous avez jeté votre rose ?

« — Ce n’est plus la mienne, c’est celle de tout le monde.

« — C’est mal ce que vous dites là ?

« — C’est mal ce que vous avez fait !

« — Vous qui rendez si bien ce que vous ne trouvez pas, que diriez-vous si j’avais refusé ce qui n’était pas à moi ?