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n’eût osé en cueillir une sans ma permission. Par cela même elles étaient devenues précieuses, c’était une faveur que de les obtenir. Mon père ne manquait jamais de me dire :

« — Allons, Henriette, fais-nous les honneurs de ton parterre.

« Et je donnais une rose à toutes les personnes présentes. Léon était venu plusieurs fois, et comme aux autres je lui donnais une fleur ; mais je la lui donnais devant tout le monde, et je comprenais qu’ainsi je ne lui donnais rien. Un jour il arriva que j’avais fait ma distribution quand il nous rejoignit. Nous quittions le parterre. Je n’aurais osé retourner cueillir une fleur pour Léon. Il s’approcha de moi, qui marchais la dernière avec mon père.

« — Vous êtes venu trop tard, lui dit celui-ci.

« — Je n’aurai donc rien ? dit Léon.

« Je ne répondis pas, mais je laissai tomber la rose que je tenais à la main. Il la ramassa et la serra sur son cœur. J’attendais depuis longtemps ce moment de le payer de ses soins, car je ne puis dire par quel charme inouï il devinait mes pensées et semblait les accomplir avant que je les eusse exprimées. Je vis du bonheur dans ses yeux et je fus heureuse. Depuis ce temps je ne lui donnai plus mes roses, je les laissai tomber ; puis il avait son rosier, un rosier où je ne cueillais de fleurs que pour lui. Dire comment sans nous parler nous nous comprenions, expliquer par quelle intelligence commune nous causions avec la parole des autres, comment un regard furtif donnait à un mot indifférent, prononcé par un indifférent, un sens qui n’était qu’à nous deux, ce serait vouloir écrire l’histoire de notre vie, heure à heure, minute à minute. Cependant tout cela était innocent ; ces gages si éphémères qu’il conservait avec tant de soin, je les eusse donnés à un ami, et aucune parole n’avait dit encore à Léon que je les lui donnais à un autre titre. Un jour vint cependant où je reçus et rendis un gage qui délia, pour ainsi dire, le silence de nos cœurs. Qu’on me pardonne ces détails des seuls jours où j’ai senti la vie dans toute sa puissance, qu’on ne rie pas de ces frêles bonheurs qui seuls encore m’aident à supporter le lourd malheur qui m’a frappée : ce sont les seuls moments du passé où je puisse endormir ma peine par le souvenir, et celui-ci me fut bien doux, non pas pour le bonheur qu’il m’apporta, mais pour le bonheur que je pus rendre. Car, j’avais raison de le penser, aimer c’est